« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

ADIEU MODESTINE !


 

 

 

     À l’examen, le matin du 4 octobre, Modestine fut déclarée hors d’état de poursuivre le voyage. Elle aurait besoin d’au moins deux jours de repos, d’après le garçon d’écurie. Or, j’étais maintenant pressé d’arriver à Alais pour mon courrier. Comme je me trouvais à présent dans une région civilisée avec service d’omnibus, je décidai de vendre mon amie et de partir par la diligence de l’après-midi. Notre trotte de la veille, au témoignage du charreton qui nous avait suivis pendant toute la montée du Saint-Pierre, donnait une idée avantageuse des capacités de ma bourrique. Des acquéreurs éventuels escomptèrent une occasion sans précédent. Avant dix heures, j’avais une offre de vingt-cinq francs. Le gain pécuniaire n’était pas évident, mais j’avais, par ce marché, acquis ma liberté.

 

     Saint-Jean-du-Gard est une localité importante et en majeure partie protestante. Le maire, un protestant, me demanda de l’aider, en une petite circonstance caractéristique des habitudes de l’endroit. Les jeunes femmes des Cévennes profitent d’une similitude de religion et de la différence de parler pour se placer en grand nombre comme gouvernantes en Angleterre. Il y en avait une, originaire de Mialet, qui se débattait avec les circulaires de deux agences rivales de Londres. Je lui rendis tous les services en mon pouvoir et donnai, en plus, quelques conseils qui me parurent d’excellente opportunité.

 

     Une chose en outre à noter. Le phylloxéra avait ravagé les vignobles des environs et, dans le prime matin, sous quelques châtaigniers en bordure de la rivière, j’aperçus un groupe d’individus actionnant un pressoir à pommes. Je ne parvenais pas à comprendre où ils en voulaient venir et demandai à l’un des types de me l’expliquer.

 

     - Faire du cidre, répondit-il. Oui, c’est comme ça. Comme dans le Nord.

 

     Il y avait dans son ton une pointe sarcastique. Le pays allait à la diable.

 

     Ce ne fut qu’après être bien installé auprès du conducteur et roulant à travers un vallon rocailleux aux oliviers rabougris que j’eus conscience qu’il me manquait quelque chose. J’avais perdu Modestine. Jusqu’à cet instant, j’avais cru la détester ; mais à présent qu’elle était partie « Ah ! quel changement pour moi ! »

 

     Pendant douze jours nous avions été d’inséparables compagnons ; nous avions parcouru sur les hauteurs plus de cent vingt kilomètres, traversé plusieurs chaînes de montagnes considérables, fait ensemble notre petit bonhomme de chemin avec nos six jambes par plus d’une route rocailleuse et plus d’une piste marécageuse. Après le premier jour, quoique je fusse souvent choqué et hautain dans mes façons, j’avais cessé de m’énerver. Pour elle, la pauvre âme, elle en était venue à me considérer comme une providence. elle aimait manger dans ma main. Elle était patiente, élégante de formes et couleur d’une souris idéale, inimitablement menue. ses défauts étaient ceux de sa race et de son sexe ; ses qualités lui étaient propres. Adieu, et si jamais…

 

     Le père Adam pleura quand il le la vendit. quand je l’eus vendue à mon tour, je fus tenté de faire de même. Et comme je me trouvais seul avec le conducteur du coche et quatre ou cinq braves jeunes gens, je n’hésitai pas à céder à mon émotion.

Robert Louis Stevenson / Voyage avec un âne dans les Cévennes