« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

en tête


 

 

 

          Aurai-je le temps de finir ? Question absurde puisqu’elle ne fait pas que je hâte. Tout projet se joue entre le durable, qui cherche à s’instaurer par la loi, et la dérision, qui est de nous savoir mortels, donc sans durée. Ici, la loi loge dans les grilles et les règles, la dérision, dans les « bruits ». Les règles obligent à prendre le temps : je prends le temps parce qu’il me manque. Et je le hais parce que l’aime. La haine et l’amour vont comme la mort et la vie, mais la haine de la poésie n’est que le refus de soi-même : comment, je n’ai fait que ça ! je ne suis que ça !

 

          La poésie a trop chanté ; il faut qu’elle déchante et trouve là le véritable chant. Quelqu’un disait : Mourir de rire et rire de mourir… Je veux une folie sage, un gâtisme intelligent, et un mauvais poème qui soit un poème mauvais. Je veux une laideur qui soit plus belle que la beauté parce qu’elle aura réussi à la comprendre.

 

          Il faut que les mots tendent au grand renversement, qu’ils sont peut-être, après tout. Il n’y a pas d’affirmation qui n’appelle aussitôt sa contradiction. C’est pourquoi je suis debout jusqu’à la mort. Ce debout-là est aussi la raison d’être de la forme du poème. La verticalité de ce qui refuse de rester simplement couché dans le livre est analogue à la verticalité du vivant. D’où la première règle : j’empile d’abord des lettres, puis, à chacune, vient se joindre le vers à la vertèbre la côte.

 

          Écrire est une entreprise de séduction : plaire et être aimé. Mais être aimé en déplaisant ? Qui ne voudrait le plus que cherche le moins ? La loi, croit-on, réprime l’excès ; en réalité, elle l’appelle. Comment existerait-il sans elle ? Le vers libre n’est jamais excessif, sauf dans la lancée du dé, qui trace la même invisible limite qu’autrefois le geste de l’oracle. Le vers classique est en soi un bruit, et ce bruit rit à l’intérieur de lui de la règle qu’il est aussi.

 

          La règle ancienne est un geste, et ce geste limite l’ombre à travers le son. La loi est en l’air : elle cherche à épouser notre souffle. Et nous sommes malades parce qu’ils ne se rencontrent plus. Ce que je veux est en l’air. Je ne le vois pas.

 

          La langue voudrait battre comme le cœur. Elle accepte la loi des dents. Elle reste couchée derrière. Elle attend. Mais les mots ? Les mots sont le battement. Ils ne le sont pas. Ils en profitent. Ils sont le silence qui fait du bruit dans les yeux.

Bernard Noël / Extraits du corps
Photo : Portrait de Bernard Noël par Marc Trivier