« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LA CUEILLETTE DES MÛRES


 

 

Personne sur le chemin, et rien, rien sinon des mûres,

Des mûres de chaque côté, des mûres partout.

Une allée de mûres, qui descend en crochets, et une

     mer

Quelque part au bout, qui se soulève. Des mûres

Aussi grosses que mon pouce, aussi muettes que des

     yeux

Ébène dans les haies, et pleines

De jus bleu-rouge, qu’elles abandonnent sur mes doigts.

Je n’avais pas demandé de telles sœurs de sang ; elles

     doivent m’aimer.

Elles sont accommodantes, elles se font toutes petites

     pour tenir dans ma bouteille à lait.

 

Là-haut passent les clochards en volée noires,

     cacophoniques —

Bouts de papier brûlé qui tournoient dans un ciel

     orageux.

Leur voix est la seule voix, elle proteste, proteste.

Je ne crois plus que la mer apparaîtra.

Les hautes prairies vertes s’embrasent, comme

     illuminées de l’intérieur.

 

J’atteins un buisson de baies si mûres que c’est un

     buisson de mouches,

Suspendant leurs ventres bleu-vert et leurs ailes en un

     paravent chinois.

Le sirupeux festin de baies les a tout étourdies ; elles

     croient au paradis.

Un crochet encore, et les baies et les buissons finissent.

 

Il ne manque plus que la mer maintenant.

D’entre deux collines un vent soudain s’abat sur moi

Et me gifle le visage de son linge fantôme.

Ces collines sont trop vertes et douces pour avoir

     goûté le sel.

J’emprunte le sentier aux moutons qui les sépare. Un

     ultime crochet me mène

À la face nord des collines, et cette face est de roc

     orange

Et ne donne sur rien, rien sinon un grand espace

De lumières, blanches et d’étain, et un vacarme comme

     d’orfèvres

Frappant, frappant encore un métal intraitable.

Sylvia Plath / La traversée traduction de Françoise Morvan et Valérie Rouzeau