« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

UNE LESSIVE QUI TOMBE UN JOUR DE FETE-DIEU


 

 

Dans la rue jonchée de pauvres fleurs condamnées, par une coutume bête, à périr sous les pieds de la foule, entre deux rangées de draps qui — ainsi que les ivrognes — seraient mieux à leur place au lit que sur la voie publique, sous le dais de velours grenat, filigrane d'or, le curé s'avançait, gras, lent, majestueux, imposant, orné, chamarré — tel un bœuf gras un jour de Mi-carême.

Les chantres suivaient, coassant, croassant (comment dois-je dire ? leur chant tient à la fois de celui de la grenouille et du corbeau) — enfin par respect pour des supérieurs (en âge) — je préfère écrire : entonnant les cantiques d'usage.

Ensuite venaient les enfants de chœur en surplis blancs, en petites calottes rouges, rouges à faire pâlir un drapeau de la Sociale, puis la marmaille des écoles, dont le nez morveux et l'air agacé de la plupart de ses représentants témoignaient du goût qu'ils avaient pour cette petite promenade où l'on ne pouvait ni remuer, ni causer.

Enfin, a l'arrière-garde se tenait le high-life féminin de notre petite ville dont les belles dames étaient en grand nombre à l'église pour prier, pour élever leur âme vers Dieu, pour l'implorer, pour... etc. (voir la suite de la définition de la prière dans le catéchisme, chap. , page ), mais n'oublions pas le principal, elles étaient venues aussi et surtout pour exhiber leurs toilettes neuves. Enfin, bref... après avoir cheminé un certain temps par les rues habitées du monde « comme il faut », la procession s'engagea dans un vilain quartier peuplé d'individus qui se ruinent en frais de lampions au 14 juillet et qui se feraient couper la tête plutôt que de tendre des draps le jour de la Fête-Dieu.

Enfin, heureusement qu'il existe des gens de cœur pour racheter leurs vilenies car à peine arrivé à la moitié de la prière qu'on venait de commencer, que tout le monde tourna la tête (oh ! la distraction...) du côté d'une petite maison basse à la porte de laquelle on apercevait deux draps, une chemise probablement placée là par inadvertance, ainsi que deux paires de chaussettes. Cela constituait un décor assez grotesque, mais bah ! quand l'intention y est !...

Quelque quinze jours après, Monsieur le Curé passait par hasard dans le mauvais quartier dont je viens de parler, il aperçut la locataire de la maison aux draps occupée à balayer le devant de sa porte.

Comme cette pauvre vieille avait l'air minable, avec sa robe en loques et ses savates éculées, il s'approcha d'elle et la questionna, bien résolu d'apporter un soulagement à sa misère.

C'était charitable sans doute, mais le brave homme aurait mieux fait de passer son chemin, car aux premières paroles, la vieille se rebiffa :

— « Vous dites, Môssieu le Curé ; vous v'lez nous mettre au bureau de Bienfaisance, nous aut' qu'avons point d'enfants... et ça, du temps qu'y a des malheureux voisins qui crèvent la faim avec leurs ribambelles de gosses... Ça s'rait du prop', ça, par exemple !

— Vos voisins ? grommela le saint homme de prêtre, je sais... Mais ne peuvent-ils pas vous imiter ? Ne peuvent-ils pas tendre des draps comme vous ?

— Mais, sauf vot' respect, j'en avons point tendu non plus, nous, d'draps !

— Comment ?... Mais, enfin, pourtant...

— Ah ! j'y suis. Faites excuse, Môssieu le Curé, mon homme devait aller le lendemain à la noce du cousin Léonard, et comme i'n'avait plus ni bas, ni ch'mises de prop' a fallu que j'y en blanchisse ! Par la même occasion, j'ai lavé les deux draps d'not' lit. Et dame, j'sommes si mal logés ; point d'grenier, point d’cour, j'ai été forcée d'faire sécher ma lessive dans la rue ! »

 

Moulin de Clan, 15 juillet 1896.

Gaston Couté / Œuvres de jeunesse