« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LA CRUCHE


 

 

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3. LA CRUCHE

 

     Avec quoi l’a-t-on faite ? Elle n’était pas là, puisqu’elle va d’abord.

     Est-ce l’homme, est-ce vous, monsieur, qui l’avez faite ? Est-il sage de supposer qu’elle vient d’ailleurs ? Cette cruche, est-ce Dieu ? Se casserait-il ? Nous tenterons de régler cette question plus loin. Nous voulions la poser de suite pour bien vous prouver que nous pensons à tout. Voyez-vous, monsieur, tout ceci n’est pas simple. La physique est simple : nous ne nous y intéressons pas, vous voyez maintenant pourquoi.

     Revenons à nos données temporaires. Aussi bien nous ont-elles servi à la fabrication de conséquences non sans richesse, et à prouver leur propre absurdité : un homme, du sable mou, une cruche et de l’eau ne suffisent pas à justifier le proverbe. Ou la cruche lui sert à boire et cet homme est un être sophistiqué, car il pourrait boire dans ses mains 1, ou la cruche ne lui sert à rien ; de toute façon, elle ne se cassera pas dans du sable mou. Car elle n’est pas fragile puisqu’il y a Tant.

     Supposons donc le problème — la cruche — résolu — donc anéanti.

     Conservons l’homme, le sable mou, l’eau, et ajoutons deux nouvelles notions au hasard : le soleil S, et un petit massif argileux A.

     L’homme traverse le sable et va regarder l’eau parce qu’il n’a pas grand-chose d’autre à faire, sinon dormir, et il vient de se réveiller. Il ne voit que le sable, l’eau, et n’ayant rien à jeter dans cette dernière que ses pieds, il les y trempe.

     a) Le soleil a le temps de lui sécher les pieds avant qu’il ne parvienne en A. Il suffira d’attendre, car les jours se suivent et ne ressemblent pas.

     b) Le soleil n’a pas le temps de lui sécher les pieds 2.

     Les pieds humides glissent sur l’argile.

     La revanche, les coups de poing à la matière inerte, l’observation des empreintes, et, de fil en aiguille, la maîtrise de ladite matière. Donc l’homme prend de l’argile dans ses mains, et fait des tas de trucs affreux, dont un qu’est creux avec une anse, et qu’il appelle Khrûch ! (Nous avons simplifié par la suite.)

     Le tout sèche au soleil pendant qu’il dort.

     Ainsi, dès maintenant, l’homme a la cruche et possède, en outre, d’autres objets de solidité voisine contre lesquels il est parfaitement possible que se brise n’importe quoi d’analogue.

     Le seul élément de distorsion du problème vient de ce que nous avons introduit l’homme, quantité qui ne s’élimine pas d’elle-même au cours des opérations successives, mais qui, au contraire, est susceptible d’éliminer toute autre quantité au moment où on en a le plus besoin. Vous, monsieur, par exemple.

 

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     1. On peut chercher à justifier aussi la cruche par un mouvement de recul de l’eau qui oblige à la constitution de réserves, mais s’il y a des marées de cette amplitude, c’est de l’eau de mer et ça ne se boit pas, ou alors ne faut-il pas explorer un peu mieux les Causses ?
     2. Ceci peut également se produire s’il n’y a pas de soleil. On aurait pu fixer la pluie parmi les conditions initiales, supprimer l’eau. L’argile ferait bassin, etc. mais on n’y verrait rien.

Boris Vian / Lettre au Provéditeur-Éditeur sur la Sagesse des Nations / Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse