« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Les deux souris


 

 

 

   Une souris, ennuyée de vivre dans les périls et dans les alarmes, à cause de Mitis et de Rodilardus, qui faisaient grand carnage de la nation souriquoise, appela sa commère, qui était dans un trou de son voisinage. Il m'est venu, lui dit-elle, une bonne pensée. J'ai lu, dans certains livres, que je rongeais ces jours passés, qu'il y a un beau pays, nommé les Indes, où notre peuple est mieux traité et plus en sûreté qu'ici. En ce pays-là, les gens croient que l’âme d'une souris a été autrefois l'âme d'un grand capitaine, d'un roi, d'un merveilleux fakir, et qu'elle pourra, après la mort de la souris, entrer dans le corps de quelque belle dame ou de quelque grand potentat. Si je m'en souviens bien, cela s'appelle métempsycose. Dans cette opinion, ils traitent les animaux avec une charité, fraternelle : on voit des hôpitaux de souris, qu'on met en pension, et qu'on nourrit comme personnes importantes. Allons, ma soeur, partons pour un si bon pays, où la police est si bonne, et où l'on fait justice à notre mérite. La commère lui répondit : Mais, ma soeur, n'y a-t-il pas de chats qui entrent dans ces hôpitaux? Si cela était, ils feraient en peu de temps bien des métempsycoses : un coup de dent ou de griffe ferait un roi ou un fakir, merveille dont nous nous passerions très bien. Ne craignez point cela, dit la première, l'ordre est parfait dans ce pays là : les chats ont leurs maisons comme nous les nôtres, et ils ont aussi leurs hôpitaux d'invalides qui sont à part. Sur cette conversation, nos deux souris partent ensemble ; elles s'embarquent dans un vaisseau qui allait faire un voyage de long cours, en se coulant le long des cordages le soir de la veille de rembarquement. On part; elles sont ravies de se voir sur la mer, loin des terres maudites où les chats exerçaient leur tyrannie. La navigation fut heureuse ; elles arrivèrent à Surate, non pour amasser des richesses, comme les marchands, mais pour se faire bien traiter par les Indous. A peine furent-elles entrées dans une maison destinée aux souris qu'elles y voulurent avoir les premières places. L'une prétendait se souvenir d'avoir été autrefois un fameux bramin sur la côte de Malabar ; l'autre protestait qu'elle avait été une belle dame du même pays, avec de longues oreilles. Elles firent tant les insolentes que les souris indiennes ne purent les souffrir. Voilà une guerre civile. On donna sans quartier sur ces deux franguis, qui voulaient faire la loi aux autres; au lieu d'être mangées par les chats, elles furent étranglées par leurs propres soeurs. On a beau aller loin pour éviter le péril, si on n'est modeste et censé, on va chercher son malheur bien loin; autant vaudrait le trouver chez soi.

Fénelon / Fables