« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Poème liminaire


 

 

à L.-G. Dama

 

 

Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude

               sous la glace et la mort

Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes,

               votre frère de sang ?

Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux

Je ne laisserai pas — non ! — les louanges de mépris vous enterrer

               furtivement.

Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur

Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France.

Car les poètes chantaient les fleurs artificielles des nuits

               de Montparnasse

Ils chantaient la nonchalance des chalands sur les canaux de moire

               et de simarre

Ils chantaient le désespoir distingué des poètes tuberculeux

Cra les poètes chantaient les rêves des clochards sous l’élégance

               des ponts blancs

Car les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux,

               votre peau noire pas classique

Ah ! ne dites pas que je n’aime pas la France — je ne suis pas

               la France, je le sais —

Je sais que ce peuple de feu, chaque fois qu’il a libéré ses mains

A écrit la fraternité sur la première page de ses monuments

Qu’il a distribué la faim de l’esprit comme de la liberté

À tous les peuples de la terre conviés solennellement au festin

               catholique.

Ah ! ne suis-je pas assez divisé ? Et pourquoi cette bombe

Dans le jardin si patiemment gagné sur les épines de la brousse ?

Pourquoi cette bombe sur la maison édifiée pierre à pierre ?

Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes,

               votre frère de sang

Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude,

               couchés sous la glace et la mort ?

 

 

 

 

Paris, avril 1940

 

Léopold Sédar Senghor / Hosties noires