« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La Marjolaine

 

 

 

On dansait sur le pont du Nord

Et la bise y soufflait si fort

Qu’elle enleva la Marjolaine,

 

La Marjolaine et la futaine

De sa jupe et ses bas de laine ;

Et le nuage en son essor

 

La frôlait, et loin de la ville

La pauvre fille vole et file

Toujours plus dru, toujours plus fort.

 

Elle tourbillonne et s’écrie :

« Jésus et Madame Marie,

« Puisque je vogue vers la mort,

 

« Faites qu’aussitôt étourdie

« De ma chute, j’entre brandie

« Dans votre ciel étoilé d’or. »

 

Et, sous la nue âpre et glacée,

Voilà la prière exaucée :

Au clocher de Saint -Évremond,

 

La Marjolaine, âme éperdue,

Reste tout à coup suspendue

Par un accroc de son jupon.

 

Par la nuit froide et pluvieuse

La gargouille silencieuse

Prend soudain parole et lui dit :

 

« Peu résistante est la futaine,

Songe à ton heure, hélas ! prochaine,

Entends-tu rire le Maudit ? »

 

Et sous le vent rageur d’automne,

La belle s’épeure et frissonne

Au-dessus du vide entr’ouvert.

 

Elle compte dans la nuit brune

Les toits bleuissants sous la lune

Et les saints du parvis désert.

 

Et le Maudit déjà ricane,

Quand un parfum monte et s’émane,

De benjoin, d’encens et de nards,

 

Et portant à la main des palmes,

Dans l’espace et sous le ciel calmes

Ascensionnent de grands vieillards ;

 

De grands vieillards en robe blanche,

Dont le front chauve oscille et penche

Sur des chapes de lourds brocarts.

 

Et puis ce sont par théories

Des vierges en robes fleuries

D’étoiles et de lys épars.

 

Les fronts sont nimbés d’auréoles

De longs archanges en étoles

Font cortège, et de purs regards

 

D’azur sombre, où l’on sent des âmes,

Sillonnent de grands traits de flamme

La nuit, la lune et ses brouillards.

 

Et cela monte avec des psaumes

Et des noëls, anges, fantômes

De vierges saintes et d’élus,

 

Et conduit en cérémonie

La Marjolaine à l’agonie

Dans le paradis de Jésus.

Jean Lorrain / Contes pour lire à la chandelle