« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

VISAGES


 

 

    Je songe par exemple que jamais encore je n’avais pris conscience du nombre de visages qu’il y a. Il y a beaucoup de gens, mais encore plus de visages, car chacun en a plusieurs. Voici des gens qui portent un visage pendant des années. Il s’use naturellement, se salit, éclate, se ride, s’élargit comme des gants qu’on a portés en voyage. Ce sont des gens simples, économes; ils n’en changent pas, ils ne le font même pas nettoyer. Il leur suffit, disent-ils, et qui leur prouvera le contraire ? Sans doute, puisqu’ils ont plusieurs visages, peut-on se demander ce qu’ils font des autres. Ils les conservent. Leurs enfants les porteront. Il arrive aussi que leurs chiens les mettent. Pourquoi pas ? Un visage est un visage.

    D’autres gens changent de visage avec une rapidité inquiétante. Ils essaient l’un après l’autre, et les usent. IL leur semble qu’ils doivent en avoir pour toujours, mais ils ont à peine atteint la quarantaine que voici déjà le dernier. Cette découverte comporte, bien entendu, son tragique. Ils ne sont pas habitués à ménager des visages; le dernier est usé après huit jours, troué par endroits, mince comme du papier, et puis, peu à peu, apparaît alors la doublure, le non-visage, et ils sortent avec lui.

    Mais la femme, la femme; elle était tout entière tombée en elle-même, en avant, dans ses mains. C’était à l’angle de la rue Notre-Dame-des-Champs. Dès que je la vis, je me mis à marcher doucement. quand de pauvres gens réfléchissent, on ne doit pas les déranger. Peut-être finiront-ils par trouver ce qu’ils cherchent.

    La rue était vide; son vide s’ennuyait, retirait mon pas de sous mes pieds et claquait avec lui, de l’autre côté de la rue, comme avec un sabot. La femme s’effraya, s’arracha d’elle-même. Trop vite, trop violemment, de sorte que son visage resta dans ses deux mains.

    Je pouvais l’y voir, y voir sa forme creuse. cela me coûta un effort inouï de rester à ces mains, de ne pas regarder ce qui s’en était dépouillé. je frémissais de voir ainsi un visage du dedans, mais j’avais encore bien plus peur de la tête nue, écorchée, sans visage.

Rainer Maria Rilke / Les cahiers de Malte Laurids Bridge (1904-1910)