« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L’ARMÉNIEN


 

 

A Léon-Gabriel Gros.

 

J’aime le vieil arménien dans l’échoppe sombre

Où, seul, dès le matin il allume la lampe,

Jusqu’au soir ranimant sur des tapis rongés

Par d’innombrables pas et tant de balayages,

La rose de Chiraz que le temps a pâlie,

La gloire perse, le lion des Sassanides

Et la vivacité des cavaliers turquoise.

 

Parfois un homme de son âge entre et s’assied,

Prenant soin de ne pas lui masquer la lumière ;

Et comme il fait une visite d’amitié

Il garde son feutre un peu sale sur la tête.

Il parle en souriant ; sérieux l’autre écoute

Sans cesser d’assortir ses brins à ses couleurs,

Les yeux près de la trame et l’esprit envolé.

En passant, je les vois à travers la vitrine.

 

Ils parlent. De quoi parlent-ils ? — d’enfants malades,

Puis en allés, d’énormes femmes qui vieillissent,

Du temps dehors, du fisc et des bruits de la rue.

Mais ils savent, c’est un langage convenu.

 

En vérité, pour eux, il s’agit d’un village

Près d’Erzeroum, si loin à cause des montagnes,

D’un olivier ébranché par une colombe,

D’évêques barbus et chanteurs, des anciens Turcs,

D’histoires d’avant le déluge, et de massacre.

 

Le visiteur s’en va ; et lui attend la nuit

Pour fermer sa boutique où, dans l’ombre, s’endorment

Les roses, les lions et les guerriers de laine.

Louis Brauquier / Feux d’épaves / Peintures