« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

CELUI QUI ATTEND


 

Je vis dans un puits. Je vis comme une fumée dans un puits, comme un souffle dans une gorge de pierre. Je ne bouge pas. Je ne fais rien, qu'attendre. Au-dessus de ma tête j'aperçois les froides étoiles de la nuit et les étoiles du matin

— et je vois le soleil. Parfois je chante de vieux chants de ce monde au temps de sa jeunesse. Gomment dire ce que je suis, quand je l'ignore ? J'attends, c'est tout. Je suis brume, clair de lune, et souvenir. Je suis triste et je suis vieux. Parfois je tombe vers le fond comme des gouttes de pluie. Alors des toiles d'araignée tressaillent à la surface de l'eau. J'attends dans le silence glacé; un jour viendra où je n'attendrai plus.

En ce moment c'est le matin. J'entends un roulement de tonnerre. Je sens de loin l'odeur du feu. J'entends un craquement de métal. J'attends, j'écoute.

Au loin, des voix.

— Tout va bien.

Une voix. Une voix d'ailleurs — une langue étrangère que je ne connais pas. Aucun mot ne m'est familier. J'écoute :

— Faites sortir les hommes !

Un crissement dans le sable cristallin.

— Mars ! C'est donc bien ça !

— Où est le drapeau ?

— Le voilà, mon capitaine.

— Parfait, parfait.

Le soleil brille haut dans le ciel bleu, ses rayons d'or emplissent le puits, et je reste suspendu, tel un pollen de fleur, poudroyant dans la chaude lumière.

Des voix.

— Au nom du Gouvernement de la Terre, je proclame ce sol Territoire Martien. Il sera partagé à égalité entre les nations-membres.

Qu'est-ce qu'ils disent? Je tourne au soleil comme une

roue, invisible et paresseuse, une roue d'or au mouvement

sans fin.

— Qu'est-ce que c'est que ça?

— Un puits.

— Non.

— Mais si pourtant.

L'approche d'une chaleur. Trois objets qui se penchent au-dessus de l'orifice du puits, et ma fraîcheur qui jaillit jusqu'à eux.

— Splendide.

— Tu crois que c'est de l'eau potable ?

— On va bien voir.

— Que l'un de vous aille chercher une éprouvette et un fil de ligne.

— J'y vais.

Le bruit d'une course. Le retour.

— Nous voilà.

J'attends.

— Faites descendre. Allez-y doucement.

Le verre brille là-haut, suspendu à un fil.

L'eau se ride légèrement tandis que le tube se remplit. Je monte dans l'air chaud, vers l'orifice du puits.

— Et voilà. Vous voulez goûter cette eau, Regent ?

— Pourquoi pas ?

— Quel puits magnifique. Regardez cette construction. Quel âge lui donnez-vous ?

— Qui peut savoir ? Hier quand nous nous sommes posés dans cette autre ville, Smith a dit qu'il n'y avait plus de vie sur Mars depuis dix mille ans.

— Imaginez un peu !

— Qu'est-ce qu'elle vaut, Regent, cette eau ?

— Pure comme l'argent. Buvez-en un verre.

Le bruit de l'eau sous le soleil brûlant. Maintenant je plane sur le vent léger comme une poussière, comme un grain de cannelle.

— Qu'est-ce qu'il se passe, Jones ?

— Je ne sais pas. J'ai terriblement mal à la tête. Tout d'un coup.

— Vous avez déjà bu?

— Non, pas encore. J'étais penché au-dessus du puits et soudain ma tête s'est fendue en deux... Je me sens déjà mieux. Maintenant je sais qui je suis. Je m'appelle Stephen Leonard Jones, j'ai 25 ans. Je viens d'arriver en fusée d'une planète appelée Terre et je me trouve avec mes camarades Regent et Shaw auprès du vieux puits sur la planète Mars. Je regarde mes doigts dorés, tannés et vigoureux. Je regarde mes grandes jambes, mon uniforme argent, et mes deux amis. Ils me demandent: «Qu'est-ce qui ne va pas Jones?» Rien, fais-je en les regardant, rien du tout. C'est bon, ce que je mange. Il y a dix mille ans que je n'avais pas mangé. Cela fait un merveilleux plaisir à la langue et le vin que je bois avec me réchauffe. J'écoute le bruit des voix. Je forme des mots que je ne comprends pas — et que je comprends

pourtant d'une façon différente. J'éprouve la qualité de l'air.

— Qu'est-ce qu'il se passe, Jones ?

Je secoue cette tête — ma tête — je repose mes mains qui tiennent les couverts d'argent — je ressens tous les éléments de ce qui m'entoure.

— Qu'est-ce que vous voulez dire? demande cette voix, cette chose nouvelle qui m'appartient.

— Vous respirez drôlement, vous toussez... dit l'autre homme.

Je prononce très distinctement.

— Peut-être un petit coup de froid.

— Il faudra voir le docteur.

Je hoche la tête et c'est bon. C'est bon de faire toutes sortes de choses, après dix mille ans. C'est bon de respirer l'air, c'est bon, le soleil qui pénètre la chair, c'est bon de sentir l'architecture d'ivoire, le squelette parfait qui se cache sous la chair tiède, c'est bon d'entendre les sons bien plus distinctement, bien plus directement, que du tréfonds d'un puits dé pierre. Je reste assis, ravi.

— Sortez de là, Jones. Décrochez. On doit s'en aller.

— Oui, dis-je, hypnotisé par la façon dont ce petit mot se forme sur ma langue telle une bulle d'eau, et tombe dans l'espace avec une tranquille beauté.

Je marche, c'est bon de marcher. Je me sens haut; le sol quand je le regarde me paraît très loin de mes yeux, de ma tête. C'est comme si je demeurais sur le haut d'une jolie falaise où il ferait bon vivre.

Regent se tient au bord du puits de pierre et regarde le fond. Les autres sont repartis en murmurant vers le vaisseau d'argent qui les a menés là. Je sens les doigts de ma main et le sourire de ma bouche.

Je dis :

— C'est profond.

— Oui.

— Ça s'appelle un Puits d'Ame.

Regent relève la tête et me regarde :

— Comment le savez-vous ?

— Est-ce que ça n'y ressemble pas ?

— Je n'ai jamais entendu parler de Puits d'Ame.

— C'est, dis-je en lui touchant le bras, un endroit où les choses en attente, les choses qui ont eu corps un jour, attendent, attendent...

 

Dans la chaleur brûlante du jour, le sable est de feu, le vaisseau une flamme d'argent. — C'est bon de sentir la chaleur

— le bruit de mes pas sur le sable dur. J'écoute — le bruit du vent, les vallées brûlant au soleil — je sens l'odeur de la fusée qui bout sous les feux du zénith. Quelqu'un dit:

— Où est Regent ?

Je réponds :

— Je l'ai vu près du puits.

L'un des hommes part en courant vers le puits, et voici que je commence à trembler. C'est d'abord un frisson léger, caché tout au fond de mon corps, mais qui bientôt gagne en violence. Et pour la première fois je l'entends, la voix, comme si elle aussi se cachait dans un puits. C'est une toute petite voix, grêle et apeurée, qui appelle dans l'abîme de mon coeur. Et elle crie : Laissez-moi sortir, laissez-moi sortir, et j'éprouve l'impression qu'il y a quelque chose qui essaie de se libérer, qui heurte pesamment des portes de labyrinthe, qui se rue à travers des galeries obscures en les remplissant de l'écho de ses cris.

— Regent est dans le puits !

Les hommes accourent; je les suis mais maintenant je me sens bien malade. Mes tremblements ont redoublé de violence.

— Il a dû tomber, vous étiez avec lui. Vous l'avez vu tomber,

Jones? Allons, dites quelque chose, mon bonhomme.

— Jones, qu'est-ce qui ne va pas ?

Mais je tremble si fort que je tombe sur les genoux.

— Il est malade. Qu'on m'aide à le soutenir.

— Le soleil...

Je dis dans un murmure :

— Non, non — pas le soleil.

On m'allonge. Mes muscles se nouent et se détendent comme parcourus d'ondes telluriques, et la voix ensevelie crie en moi: C'est Jones, c'est moi, ce n'est pas lui, ce n'est pas lui, ne le croyez pas, laissez-moi sortir — je regarde les silhouettes qui se tiennent penchées au-dessus de moi et mes paupières papillotent — on me tâte les poignets.

— Le coeur bat très vite.

Je ferme les yeux. Les frissons s'apaisent. Les cris cessent. Je me relève, libéré, comme dans la fraîcheur d'un puits. Quelqu'un dit :

— Il est mort.

— Jones est mort.

— De quoi ?

— Un choc, à ce qu'on dirait.

— Quelle sorte de choc? fais-je.

Et voici que je m'appelle Sessions, je parle d'un ton sec et nerveux, je suis le capitaine de ces hommes qui m'entourent — je me tiens parmi eux, regardant à mes pieds un corps gisant qui refroidit sur le sable —je serre mon crâne à deux mains.

— Capitaine!

— Ce n'est rien, m'écriai-je (Et j'ajoute en murmurant:) rien qu'une migraine. Ce sera fini dans un instant. Là! là! tout va bien à présent.

— On ferait mieux de ne pas rester au soleil, mon capitaine.

— C'est vrai, dis-je regardant Jones étendu sur le sol.

Nous n'aurions jamais dû venir. Mars ne veut pas de nous.

Nous ramenons le corps jusqu'à la fusée — et une nouvelle voix appelle du fond de moi et implore qu'on lui rende la liberté.

Au secours, au secours. L'écho suppliant monte des catacombes moites du corps — au secours, au secours — monte des abysses rouges.

Cette fois le tremblement commence beaucoup plus tôt.

Son contrôle devient plus difficile.

— Mon capitaine, vous feriez mieux de vous mettre à l'abri du soleil. Vous n'avez pas l'air très bien.

— Mais si... dis-je, aidez-moi je vous en prie, dis-je aussi.

— Pardon, mon capitaine.

— Je n'ai rien dit.

— Vous avez dit «au secours», puis «aidez-moi», mon capitaine.

— Vous croyez, Matthews, vous croyez ?

On étend le corps à l'ombre de la fusée et la voix crie toujours au fond des cavernes sous-marines de la mer écarlate. Mes mains tressaillent. Mes lèvres sèchent et se fendent — mes narines se figent, dilatées. Mes yeux roulent. Au secours, au secours — Ô par pitié, pitié, non, non, non ! laissez-moi sortir, non ! non !

Je répète « non ! non ! »

— Vous avez parlé, mon capitaine ?

— Ce n'est rien, — dis-je — il faut que je me sorte de là, et je colle brusquement ma main contre ma bouche.

— Comment cela, mon capitaine ? s'écrie Matthews.

Je hurle: «Rentrez là-dedans, tous, et retournez sur la Terre ! »

Dans ma main je tiens un revolver. Je le dresse.

— Non ! mon capitaine !

Une détonation. Des ombres qui courent. Le cri s'est tu. On entend le sifflement d'une chute à travers l'espace. Comme c'est bon de mourir, après dix mille ans. Comme c'est bon de ressentir cette fraîcheur soudaine, cette détente. Comme c'est bon d'être comme une main à l'intérieur d'un gant, qui s'étire et devient merveilleusement froide dans le sable chaud. Oh ! la quiétude, oh ! la beauté de la mort qui rassemble tout ce qui était séparé, dans la nuit noire et profonde. Mais c'est trop beau pour durer.

Un craquement, un bruit sec.

— Oh! mon Dieu, il s'est tué, m'écriai-je; j'ouvre les yeux, et je vois le capitaine gisant au pied de la fusée, le crâne fracassé par ma balle, les yeux grands ouverts, la langue prise entre ses dents blanches. Le sang coule de sa tête. Je me penche sur lui, je le touche. « L'imbécile, pourquoia-t-il fait ça ? »

Les hommes sont pénétrés d'horreur. Ils restent là, debout, veillant leurs deux morts, et ils tournent la tête vers les sables de Mars, vers le puits lointain où Regent barbote dans l'eau profonde. Une sorte de croassement sort de leurs bouches desséchées, un geignement, une protestation puérile contre le rêve atroce.

Ils se tournent vers moi.

Au bout d'un long moment, l'un d'eux s'adresse à moi:

— C'est à vous, Matthews, d'être notre capitaine.

Et je réponds lentement :

— Oui, je sais.

— Nous ne sommes plus que six.

— Mon Dieu, ça s'est passé si vite !

— Je n'ai aucune envie de rester ici, allons-nous-en !

Les hommes se mettent à parler à grand bruit. Je m'approche d'eux, je les touche, avec une assurance qui chante presque en moi. «Ecoutez», dis-je en touchant leur coude, ou leur bras, ou leur main.

Nous nous taisons tous.

Nous sommes un.

Non, non, non, non, non, crient au fond de nous les petites voix, prisonnières sous nos masques.

Nous nous regardons les uns les autres. Nous nous appelons Samuel Matthews, Raymond Moses, William Spaulding, Charles Evans et Forrest Cole, et John Summers, et nous ne disons rien. Nous nous regardons — seulement — avec nos visages blancs et nos mains tremblantes.

Nous nous retournons ensemble — nous ne faisons qu'un et nous regardons du côté du puits. Et nous disons d'une seule bouche : « C'est le moment. »

Non, non, non, crient six voix déchirées, cachées, tassées, murées à tout jamais.

Nos pieds avancent sur le sable. On dirait une grande main à douze doigts se glissant sur le fond d'une mer brûlante.

Nous nous penchons sur la margelle du puits, et nous regardons ; du fond de l'abîme de fraîcheur six visages nous renvoient notre regard. L'un après l'autre, nous nous penchons jusqu'à perdre l'équilibre. L'un après l'autre, nous basculons au-dessus de la bouche béante et nous nous enfonçons à travers l'obscurité fraîche, vers l'eau glacée.

Le soleil se couche. Les étoiles glissent sur le ciel de la nuit. Bien loin, clignote une lueur. C'est une autre fusée qui arrive, laissant un sillage rouge dans l'espace.

Je vis dans un puits. Je vis comme une fumée dans un puits. Comme une haleine dans une gorge de pierre. Là-haut, j'aperçois les froides étoiles de la nuit, et celles du matin; j'aperçois aussi le soleil — et parfois je chante de vieux chants de ce monde au temps de sa jeunesse. Comment pourrais-je dire ce que je suis quand moi-même je l'ignore ?

J'attends — c'est tout.

Ray Bradbury / Celui qui attend et autres nouvelles