« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La liquidation de l’analphabétisme

 

 

Il est noir et blanc mon abécédaire,

L’abécédaire de mon destin :

« Nous ne sommes plus esclaves. D’esclaves il n’y a plus » —

Voilà tout son lexique.

 

Pas cette molle allure en demi-tons :

« Ya, ya, ya », —

Mais des mots de fer

Qui refondent les bases.

 

Moi-même, gamin et pédagogue,

Je suis assis au milieu des anciens,

Je leur élève l’esprit,

Quoique ni prophète, ni dieu.

 

Je répète, j’instruis,

Je crie, je murmure, je gronde,

Je donne des coups de poing sur le livre,

J’éclaire les ténèbres avec ma bougie.

 

J’enseigne vingt-quatre heures de suite !

Ni ange, ni saint,

Je veux du moins servir à quelque chose

Dans la lutte contre l’obscurantisme.

 

Je suis liquidateur des ténèbres éternelles,

Je tiens fermement l’abécédaire :

« Nous ne sommes plus esclaves. D’esclaves, il n’y a plus. »

Et l’abécédaire est un fanal.

 

Je lutte avec les « par », « de », et « sans »,

Dispersés un peu partout,

C’est ça la liquidation,

Où Macha trouve sa soupe.

 

En silence toute la classe écoute

Cette histoire importante pour moi,

L’histoire douloureuse et connue :

« Gherassim et Mum ».

 

Je vérifie ma leçon

Et note aussi le destin,

Mon système m’a permis

De me donner des bons points.

 

Je mets « satisfaisant » ou « bien »,

Et de toute façon ma muse

Avec pareille inspiration

Ne peut que détruire les ténèbres.

 

Et depuis leur nuit séculaire,

On conduit les gens de lumière en lumière :

« Nous ne sommes plus esclaves. D’esclaves il n’y a plus » —

C’est bien là tout ce que j’ai voulu.

 

 

1970

Varlam Chalamov / Cahiers de la Kolyma et autres poèmes
traduit du russe par Christian Mouze