La liquidation de l’analphabétisme
Par domcorrieras, le lundi 15 octobre 2018 - Poèmes & chansons - lien permanent
Il est noir et blanc mon abécédaire,
L’abécédaire de mon destin :
« Nous ne sommes plus esclaves. D’esclaves il n’y a plus » —
Voilà tout son lexique.
Pas cette molle allure en demi-tons :
« Ya, ya, ya », —
Mais des mots de fer
Qui refondent les bases.
Moi-même, gamin et pédagogue,
Je suis assis au milieu des anciens,
Je leur élève l’esprit,
Quoique ni prophète, ni dieu.
Je répète, j’instruis,
Je crie, je murmure, je gronde,
Je donne des coups de poing sur le livre,
J’éclaire les ténèbres avec ma bougie.
J’enseigne vingt-quatre heures de suite !
Ni ange, ni saint,
Je veux du moins servir à quelque chose
Dans la lutte contre l’obscurantisme.
Je suis liquidateur des ténèbres éternelles,
Je tiens fermement l’abécédaire :
« Nous ne sommes plus esclaves. D’esclaves, il n’y a plus. »
Et l’abécédaire est un fanal.
Je lutte avec les « par », « de », et « sans »,
Dispersés un peu partout,
C’est ça la liquidation,
Où Macha trouve sa soupe.
En silence toute la classe écoute
Cette histoire importante pour moi,
L’histoire douloureuse et connue :
« Gherassim et Mum ».
Je vérifie ma leçon
Et note aussi le destin,
Mon système m’a permis
De me donner des bons points.
Je mets « satisfaisant » ou « bien »,
Et de toute façon ma muse
Avec pareille inspiration
Ne peut que détruire les ténèbres.
Et depuis leur nuit séculaire,
On conduit les gens de lumière en lumière :
« Nous ne sommes plus esclaves. D’esclaves il n’y a plus » —
C’est bien là tout ce que j’ai voulu.
1970
Varlam Chalamov / Cahiers de la Kolyma et autres poèmes
traduit du russe par Christian Mouze