« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LA GUERRE SAINTE


 

Je vais faire un poème sur la guerre. Ce ne sera peut-être pas un vrai poème, mais ce sera sur une vraie guerre.

Ce ne sera pas un vrai poème, parce que le vrai poète, s'il était ici, et si le bruit se répandait parmi la foule qu'il allât parler-

alors un grand silence se ferait, un lourd silence d'abord se gonflerait,  un silence gros de mille tonnerres.

Visible, nous le verrions, le poète ; voyant, il nous verrait ; et nous   pâlirions dans nos pauvres ombres, nous lui en voudrions d'être si réel, nous les malingres, nous les gênés, nous les tout-chose.

Il serait ici, plein à craquer des mille tonnerres de la multitude des ennemis qu'il contient- car  il les contient, et les contente quand il veut -

incandescent de douleur et de sacrée colère, et pourtant tranquille comme un artificier,

dans le grand silence il ouvrirait un petit robinet, le tout petit robinet du moulin à paroles,

et par là nous lâcherait un poème, un tel poème qu'on en deviendrait vert.

Ce que je vais faire ne sera pas un vrai poème poétique de poète, car si le mot "guerre" était dit dons un vrai poème -

alors la guerre, la vraie guerre dont parlerait le vrai poète, la guerre sans  merci, la guerre sans compromis s'allumerait définitivement dons le dedans de nos cœurs.

Car dans  un vrai  poème les mots portent leurs choses.

Mais ce ne sera  pas non plus discours philoso­phique. Cor pour être philosophe, pour aimer la vérité plus que soi-même, il faut être mort à l'er­reur,  il faut avoir tué les traîtres complaisances du rêve et de l'illusion commode. Et cela, c'est le but et la fin de la guerre, et la guerre est à peine commencée,  il y a encore des traîtres à démasquer.

Et ce ne sera  pas non plus œuvre de science. Car pour être un savant, pour voir et aimer les choses telles qu'elles sont,  il faut être soi-même, et aimer se voir, tel qu'on est. Il fout avoir brisé les miroirs menteurs, il faut avoir tué d'un regard impitoyable les fantômes insinuants. Et cela, c'est le but et la fin de la guerre, et la guerre est à peine commencée, il y a encore des masques à arracher.

Et ce ne sera  pas non plus un chant enthousiaste. Car l'enthousiasme est stable quand le dieu s'est dressé, quand les ennemis ne sont plus que des forces sans formes, quand le tintamarre de guerre tinte à tout casser, et la guerre est à peine commencée, nous n'avons pas encore jeté au feu notre literie.

Ce ne sera  pas non plus une invocation magique, car le magicien demande à son dieu : "Fais ce qui me plaît", et il refuse de faire la guerre à son pire ennemi, si l'ennemi lui plaît ; et pourtant ce ne sera pas davantage une prière de croyant, car  le croyant demande à son mieux : "Fais ce que tu veux", et  pour cela il a dû mettre le fer et le feu dons les entrailles de son plus cher ennemi, - ce qui est le fait de la guerre, et la guerre est à peine commencée.

Ce sera un peu de tout cela, un peu d'espoir et d'effort vers tout cela, et ce sera aussi un peu un appel aux armes. Un appel que le feu des échos pourra me renvoyer, et que  peut-être d’autres entendront.

Vous devinez maintenant de quelle guerre je veux parler.

Des autres guerres ‑ de celles que l'on subit - je ne parlerai pas. Si j'en parlais, ce serait de la littéra­ture ordinaire, un substitut, un a-défaut,  une excuse. Comme il m'est arrivé d'employer le mot "terrible" alors que je n'avais pas la chair de poule. Comme j'ai employé l'expression "crever de faim" alors que  je n'en étais  pas arrivé à voler aux étalages.  Comme j'ai parlé de folie avant d'avoir tenté de  regarder l'infini par le trou de la serrure. Comme j'ai parlé de mort, avant d'avoir senti ma langue prendre le goût de sel de l’irrépa­rable. Comme certains  parlent de pureté, qui se sont toujours considérés comme supérieurs au porc domestique. Comme certains parlent de liberté, qui adorent et repeignent leurs chaînes. Comme certains parlent d'amour, qui n'aiment que l'om­bre d'eux-mêmes. Ou de sacrifice, qui  ne se couperaient  pour rien le plus petit doigt. Ou de connaissance, qui se déguisent à leurs propres yeux. Comme c'est notre grande  maladie  de parler pour ne rien voir.

Ce serait  un substitut  impuissant, comme des vieillards et des malades parlent volontiers des coups que donnent  ou reçoivent les  jeunes gens bien portants.

Ai-je donc le droit de parler de cette autre guerre - celle que l'on ne subit pas seulement alors qu'elle n'est peut-être pas irrémédiablement allumée en moi ?   Alors que j'en suis encore aux escarmouches ? Certes, j'en ai rarement le droit. Mais "rarement le droit'', cela veut dire aussi "quel­quefois le devoir'' - et surtout "le besoin", car  je n'aurai jamais trop d'alliés.

J'essaierai donc de parler de la guerre sainte.

Puisse-t-elle éclater d'une façon irréparable ! Elle s'allume bien, de temps en temps, ce n'est jamais pour très longtemps. Au premier semblant de vic­toire, je m'admire triompher, et je fais le généreux, et je pactise avec l'ennemi. Il y a des traîtres dans la maison, mais ils ont des mines d'amis, ce serait si déplaisant de les démasquer ! Ils ont leur place au coin du feu, leur fauteuil et leurs pantoufles, et ils viennent quand je somnole, en m'offrant un compliment, une histoire palpitante ou drôle, des fleurs et des friandises, et parfois un beau chapeau à plumes.  Ils parlent à la première personne, c'est ma voix que je crois entendre, c'est ma voix que  je crois émettre : "je suis...,  je sais...,  je veux... "

-  Mensonges ! Mensonges greffés sur ma chair, abcès qui me crient: "Ne nous crève pas, nous sommes du même sang !",  pustules qui  pleurni­chent: "Nous sommes ton seul bien,  ton seul ornement, continue donc à nous nourrir, il ne t'en coûte pas tellement !"

Et ils sont nombreux, et ils sont charmants, ils sont pitoyables, ils sont arrogants, ils font du chantage, ils se coalisent... mais ces barbares ne respectent rien - rien de vrai, je veux dire, car devant tout le reste, ils sont tirebouchonnés de respect. C'est grâce à eux que je fais figure, ce sont eux qui oc­cupent la place et tiennent les clefs de l'armoire aux masques. Ils me disent :"Nous t'habillons ; sans nous, comment te présenterais-tu dans le beau monde ?" - Oh! plutôt aller nu comme  une larve !

Pour combattre ces armées,  je n'ai qu'une toute petite épée, à peine visible à l'œil nu, coupante comme un rasoir, c'est vrai, et très meurtrière. Mais si petite vraiment, que  je la perds à chaque ins­tant. Je ne sais jamais où je l'ai fourrée. Et quand je l'ai retrouvée, alors je la trouve lourde à porter, et difficile à  manier

Moi, je sais dire à peine quelques mots, et encore ce sont plutôt des vagissements, tandis qu'eux,  ils savent même écrire. Il y en a toujours un dans ma bouche, qui guette mes paroles quand je voudrais parler. Il  les écoute, garde  tout pour lui, et parle à ma place, avec les mêmes mots - mais son immonde accent. Et c'est grâce à lui qu'on me considère et qu'on me trouve intelligent. (Mais ceux qui savent ne s'y trompent pas :  puissé-je entendre ceux qui savent!)

Ces fantômes  me volent tout. Après cela, ils ont beau jeu de m'apitoyer: "Nous te protégeons, nous t'exprimons, nous te faisons valoir. Et tu veux nous assassiner ! Mais c'est toi-même que tu déchires, quand tu nous rabroues,   quand tu nous tapes méchamment sur notre sensible nez, à nous tes bons amis".

Et la sale pitié, avec ses tiédeurs, vient m'affaiblir. Contre vous, fantômes, tout la lumière ! Que j'allume la lampe, et vous vous tairez. Que j'ouvre un œil, et vous  disparaîtrez. Car vous êtes du vide sculpté, du néant grimé. Contre vous, la guerre à outrance. Nulle pitié, nulle tolérance. Un seul droit: le droit du plus être.

Mais maintenant, c'est une autre chanson. Ils se sentent repérés. Alors, ils font les conciliants. "En effet, c'est toi le maître. Mais qu'est-ce qu'un maî­tre sans serviteurs ? Garde-nous à nos modestes places, nous promettons de t'aider. Tiens, par exemple: figure-toi   que   tu  veuilles  écrire  un poème. Comment ferais-tu sans nous ?"

Oui, rebelles,  un  jour  je vous  remettrai  à vos places. Je vous courberai sous mon joug, je vous nourrirai de foin, et vous étrillerai chaque  matin.

Mais tant que vous sucerez mon sang et volerez ma parole, oh! plutôt jamais n'écrire  de poèmes!

Voyez la jolie paix qu'on me propose.  Fermer les yeux pour ne pas voir le crime. S'agiter du matin au soir pour ne pas voir la mort toujours béante. Se croire victorieux avant d'avoir lutté. Paix de mensonge ! S'accommoder de ses lâchetés, puisque tout le monde s'en accommode. Paix de vaincus ! Un peu de crasse, un peu d'ivrognerie, un peu de blasphème, sous des mots d'esprit, un peu de mascarade, dont on fait vertu, un peu de paresse et de rêverie, et même beaucoup si l'on est artiste, un peu de tout cela avec, autour, toute une bou­tique de  confiserie  de  belles  paroles,  voilà  la paix qu'on nous propose. Paix de vendus ! Et pour sauvegarder cette paix honteuse, on ferait tout, on ferait la guerre à son semblable. Car il existe une vieille et sûre recette pour conserver toujours la paix en soi : c'est d'accuser toujours les autres. Paix de trahison !

Vous savez  maintenant  que  je veux parler  de  la guerre sainte.

Celui qui a déclaré cette guerre en lui, il est en paix avec ses semblables, et, bien qu'il soit tout entier le champ de la plus violente bataille, au dedans du dedans de lui-même règne une paix plus active que toutes les guerres. Et plus règne la paix au dedans du dedans, dans le silence et la solitude centrale, plus fait rage la guerre contre le tumulte des mensonges et l'innombrable illusion.

Dans ce vaste silence bardé de cris de guerre, caché du dehors par le fuyant mirage du temps, l'éternel vainqueur entend les voix d'autres silences. Seul, ayant dissous l'illusion de n'être pas seul, seul,  il n'est plus seul à être seul. Mais je suis séparé de lui par ces armées de fantômes que je dois anéantir. Puissé-je  un jour m'installer dans cette citadelle ! Sur les remparts, que je sois déchiré  jusqu'à l'os, pour que le tumulte n'entre pas dans la chambre royale !

"Mais tuerai-je ?" demande Ardjouna le guerrier. "Paierai-je le tribut à César ?" demande un autre. Tue, est-il répondu, si tu es un tueur. Tu n'as pas le choix. Mais si tes mains se rougissent du sang des ennemis, n'en laisse pas une goutte éclabousser la chambre royale, où attend le vainqueur immobile.

- Paie, est-il répondu, mais ne laisse pas César jeter un seul coup d'œil sur le trésor royal.

Et moi qui n'ai pas d'autre arme, dans le monde de César, que la  parole, moi qui  n'ai d'autre monnaie, dans le monde de  César, que des mots, parlerai-je?

Je parferai pour m'appeler à la guerre sainte. Je parlerai pour dénoncer les traîtres que j'ai nourris. Je parlerai pour que mes paroles fassent honte à mes actions,   jusqu'au jour où une paix cuirassée de tonnerre règnera dans la chambre de l'éternel vainqueur.

Et parce que j'ai employé le mot de guerre, et que ce mot de guerre n'est plus aujourd'hui un simple bruit que les gens instruits font avec leurs bouches, parce que c'est maintenant un mot sérieux et lourd de sens, on saura que je parle sérieusement et que ce ne sont pas de vains bruits que je fais avec ma bouche.

 

 

Prose publiée dans la revue Fontaine no 11 (1940).

René Daumal