« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L'été de la Saint Martin


 


    Le ciel était bleu, sans le moindre nuage, l'air chaud, d'une clarté lumineuse. Les jours précédents avaient été frais pour la saison mais aujourd'hui, c'était le genre de journée dont on rêve pendant tout un été chaud et humide passé dans des rames de métro étouf­fantes, sur des trottoirs surchauffés et dans des locaux mal climatisés. Et c'était dimanche. Il allait pouvoir rester chez lui sans rien faire, lire le Times et, plus tard, regarder  le match des Jets à la télé. Oui, une journée vraiment merveilleuse. Et plutôt rare à New York. On n'a pas tellement de journées comme celle­ ci, où l'air est si clair et si propre qu'on a l'impression de pouvoir le caresser entre  ses doigts. Il respira profondément en quittant le kiosque à journaux, son exemplaire du Times à la main, et il s'arrêta quelques instants pour contempler le ciel et jouir du calme reposant de cette matinée, songeant aux heures d'oi­siveté qui l'attendaient.
    Il jeta un coup d'œil au journal et sourit, s'ima­ginant déjà dans leur petit jardin en train de parcou­rir les  nombreuses et volumineuses rubriques, par­ticulièrement impatient de se plonger dans les pages sportives maintenant que la saison de football avait repris. Et une bière bien fraîche de temps en temps ne pourrait pas lui faire de mal. Il respira profon­dément de nouveau et sourit en regardant de part et d'autre de  la rue  bordée  d'arbres. Ça lui ferait du bien de se détendre après la semaine harassante qu'il venait de passer. Ce foutu dossier Goodwin rendrait n'importe qui complètement dingue. Mais il n'allait pas y penser maintenant. Pas par une journée comme celle-ci. C'était  un coup à attraper un ulcère. Non, il allait se détendre, se la couler douce; il serait bien temps d'y penser demain. Lundi matin viendrait bien assez tôt. Comme  toujours.
    Nous pourrions peut-être faire  une  balade  en voiture. La campagne doit être  belle avec ses arbres aux couleurs changeantes et les fleurs automnales qui commencent à apparaître. Je  parie que ça doit être superbe dans le Connecticut, et nous pourrions nous arrêter dans un bon restaurant pour déjeuner. Je suis sûr que cela plairait à Ethel. Une occasion pour elle de sortir de sa cuisine, et Suzie aime bien se promener en voiture —  le Times lui battait  la cuisse tandis qu'il marchait —  mais ces foutues  routes  vont être pleines de conducteurs du dimanche et nous allons nous retrouver dans des bouchons à n'en  plus finir. Non, je crois qu'il serait  préférable de ne plus y songer et de passer une journée tranquille à la maison. En fait, le dimanche était une journée à passer chez soi, en famille, et il  ne voulait pas manquer le match des Jets. Ethel ne verrait pas d'inconvénients à être une femme délaissée pour  le football.
    Quand il  arriva chez lui, sa femme finissait la vaisselle du petit  déjeuner. Il la prit par la taille et l'embrassa sur la joue. C'est une belle journée.
    Oui, j'ai vu. j'ai  fait un tour dans le jardin il  n'y a pas longtemps. Ça donne envie de  faire  quelque chose, ou d'aller quelque  part.
    Ouais, tu as raison, mais ça me donne  surtout envie de m'installer dans  le jardin  avec le Times et une bière.  Après tout,  je dois me sentir  dispos si je veux faire du bon travail au bureau. Il adressa un nouveau sourire à sa femme, l'embrassa une seconde fois, puis  il      posa le journal sur  la table  et  prit  une boîte  de bière dans  le réfrigérateur.  Où est Suzie?    Dans sa chambre.
    Oh, elle  fait  tellement peu  de  bruit  que  je la croyais  au jardin.
    Non,  elle  fait  ses coloriages. Ethel s'essuya les mains et remit le torchon en  place. Tu sais, Harry, ce serait peut-être une bonne idée d'emmener Suzie au parc tout â l'heure. Pendant que je prépare le déjeuner, tu pourrais peut-être l'emmener au terrain de jeux.
    Oh,  je ne sais pas  ma chérie.  J'avais l'intention de  ne rien faire aujourd'hui. j'ai beaucoup travaillé la semaine dernière, et j'ai une rude semaine en pers­pective.
    Je  sais, mon chéri, mais cela lui ferait tellement plaisir.
    Eh bien, nous  verrons.
    Il se dirigeait vers  le jardin quand Suzie  sortit de sa chambre. Nous allons au  parc,  papa?
    Plus tard, peut-être,  mon poussin-en lui cares­sant  les cheveux.
    Sur  les balançoires?
    Nous  verrons, ma  chérie. Plus  tard, peut-être. Pour  l'instant, papa a quelque chose à faire — sans cesser de lui caresser les cheveux — nous verrons tout à l'heure. Suzie le contempla quelques instants, puis regagna sa chambre.
    Harry sortit  dans le jardin, plaça sa· chaise de telle façon qu'elle fût au soleil,  et se  mit  à lire  son journal.  Emmener Suzie  au  terrain de  jeux  n'était pas une  question de  vie ou de  mort. Elle avait  bien paru  un peu déçue, mais c'était sans  importance. Et ce foutu dossier Goodwin. De toute
façon, il est  encore trop tôt. Il serait toujours temps de l'emmener plus tard, après avoir lu une partie de son journal et s'être détendu un moment. Ils auraient tout le temps d'aller au parc avant le déjeuner.    Il ne s'occupait pas beau­coup d'elle  et, ces derniers temps, quand  il    rentrait à la maison, elle était sur le point d'aller  se coucher. Bien, ce  n'était  pas sa  faute, mais quand  même… Quand l'avait-il emmenée au  parc pour  la dernière fois? Oh,  après  tout, ce n'est  pas vraiment  à moi de le faire. Harry  reprit  sa lecture, percevant des bruits de conversation indistincts en provenance de la mai­son.
    De temps à autre, il regardait le ciel et respirait profondément. Il parcourut la rubrique « nouvelles de la semaine »,  remarquant  au passage  quelques manchettes, ne manquant aucun des dessins humoristiques consacrés à la vie politique, lisant les légendes qui les accompagnaient. Harry feuilleta lentement la rubrique « Théâtre » et  décida  de  garder la partie magazine et livres pour après le déjeuner; il la lirait avant de regarder le match. Gardant les pages spor­tives sur ses genoux, il posa le reste du journal  par  terre, puis il étendit les jambes et s'installa confor­tablement dans son fauteuil.
    Le soleil chauffait  le visage de Harry  Swanson, s'élevant lentement dans le ciel, passant de sa droite vers sa gauche. Il finit sa bière, puis songea un instant à aller  en chercher une  autre, mais il poursuivit  sa lecture,  et  l'idée lui passa petit  à petit.  Après avoir lu le compte  rendu  de  tous les matches, il feuilleta les pages restantes, puis il laissa le journal  lui glisser des mains et  fuma  une  dernière cigarette avant de rentrer dans la maison.
    Il jeta le journal  sur  le canapé,  étira  les bras au· dessus de sa tête à plusieurs reprises tout en se balançant d'avant en arrière  sur la plante des pieds. Sacré bon sang, quelle  belle journée. Il fait un temps superbe, Ethel, tu devrais sortir  pour  en  profiter et remettre à plus tard  ce que tu es en train  de faire.
    Je vais le faire, dans quelques minutes,  dès que j'aurai mis le rôti  au four.
    Suzie fait toujours ses coloriages?
    Je ne sais pas. Je suppose que oui. Elle est bien sage, et à cheval donné on ne regarde pas les dents, comme dit  le proverbe.
    Harry  pouffa. Je vois ce que tu veux dire.  Il mit les mains dans  ses poches  et se balança  d'avant en arrière.  Je pensais  que  je  pourrais peut-être l’em­mener au parc avant le déjeuner. Tu en as encore pour une ou deux heures, n'est-ce pas?
    Voilà une excellente idée. Soyez de retour vers deux heures trente ou, disons, deux heures pour avoir de la marge.
    D'accord. Tu  veux bien la préparer?
    Suzie avait appris à sauter à la corde, et de temps en temps, elle sautait  en marchant,   tirant sur le bras de Harry.  Il lui demanda à plusieurs  reprises de ces­ser, allant  même jusqu'à la tirer violemment par  le  bras pour donner plus de  poids à sa requête, mais elle ne pouvait  s'empêcher d'utiliser son nouveau jouet, et Harry finit par lui lâcher la main en lui demandant  de  l'attendre pour  traverser les  rues. Quand ils arrivèrent au  parc, Suzie se mit à courir on direction du  terrain de jeux, mais Harry l'arrêta. Attends un instant, ma chérie, papa doit d'abord  aller là-bas voir quelque chose.
    Quelques centaines de  spectateurs regardaient un match de football  et Harry, tenant Suzie par la main, longea rapidement  le petit côté du terrain pour  aller se poster à côté de la ligne de touche en poussant Suzie devant  lui. Entre deux phases de jeu, il questionna ses voisins pour savoir quel  était le score, où la partie  en était,   et comment le match se déroulait.
    Harry fut immédiatement pris par le match et dit impatiemment à Suzie qui le tirait par la manche d'attendre encore un instant, juste quelques minutes.
    Les balançoires, papa, je veux faire  de la balançoire — et elle s'agitait et se tortillait au milieu des nom­breuses  jambes  qui  l'entouraient et  se  déplaçaient pour  suivre la progression des joueurs.
    Harry  finit  par  s'apercevoir de  l'irritabilité de Suzie, et il la prit dans ses bras et la tint de sorte que sa tête  fût à la même  hauteur que la sienne.
    Voilà, ma chérie.  Ça va mieux comme ça?  Mon nez me démange.
    Eh bien, gratte-le, mon poussin.
    On  va faire de la balançoire maintenant? Encore quelques minutes, et  ils s'arrêteront de jouer, alors, nous irons. Je te le promets.
    Harry continua à suivre le déroulement du match, poussant des oh  et des ah  en  même  temps  que  les autres,  et hurlant, bien entendu, des conseils; et Suzie continuait à vouloir aller aux balançoires, et l'ennui la faisait se trémousser de  plus belle, et  Harry  que son  insistance irritait de  plus  en  plus  lui disait  de cesser, et une fois ou deux, il lui pinça la cuisse pour qu'elle comprenne mieux.
    A la fin de la première mi-temps,  Harry  serait volontiers resté pour  parler du match avec les autres spectateurs,  mais Suzie s'agitait tellement qu'il comprit que rien  ne la calmerait, et il s’éloigna de la foule et posa Suzie par terre. D'accord,  d'accord, allons au terrain de jeux. T'es contente maintenant?  exaspéré­ et  profondément frustré. Elle partit en trottinant, incapable de penser à autre chose qu'au plaisir de monter sur les balançoires, le toboggan  et la bascule, Harry  la suivant de près, tournant parfois la tête en direction  du terrain  de football. Suzie était suspendue à une balançoire  quand  Harry la rattrapa.  Allons, fais attention. Tu vas te faire  mal comme  ça. Il la prit dans ses bras, l'installa sur la balançoire et lui dit de  bien se tenir à l'arceau de sécurité placé devant elle. Il poussa la balançoire  et Suzie, folle de joie, se mit à agiter  les jambes, et  Harry  lui dit  tout  d'abord de cesser de donner des coups  de  pied  et  de  se tenir tranquille, mais au bout de quelques minutes, enten­dant  les rires de sa fille et  le silence qui régnait sur le terrain de  football,  il se détendit et continua à pousser jusqu'à ce que Suzie criât subitement,  tobog­gan.
    Il leva les bras, prêt à la rattraper, tandis qu'elle gravissait les échelons un par un, puis il alla l'attendre en bas du toboggan, mais elle secoua vigoureusement la tête, non, et il la laissa descendre toute seule, prêt à  la    rattraper    tandis qu'elle montait de  nouveau  à l'échelle, et  il attendit qu'elle  revienne en     courant après avoir glissé jusqu'en bas. Le toboggan  semblait être  une intarissable source de rires.
    Bientôt,  les bruits  en  provenance du  terrain de football manifestèrent clairement que la seconde  mi-temps venait  de commencer. Harry continua à sur­veiller sa fille tandis qu'elle  montait à l'échelle, mais il tenait de moins en moins en place. Puis une clameur plus forte que les autres  et des mouvements de foule indiquèrent que l'une  des équipes avait marqué. Un essai probablement, à en juger par les cris poussés par la foule. Suzie  revenait  vers l'échelle en sautant à la corde quand Harry la saisit par les bras et la fit virevolter  à  plusieurs  reprises,  et  elle se mit à  rire joyeusement. Lorsqu'il la reposa  par  terre, il s'age­nouilla     près d'elle, Tu  t'es bien amusée,  ma chérie?
    Suzie hocha vigoureusement la tête. Mets-moi sur la bascule maintenant, papa.
    J’ai bien peur que nous n'en  ayons pas le temps, ma chérie. Nous allons devoir  rentrer à la maison.
    Nous avons le temps. Il n'est pas encore l'heure de manger — à l'entendre,  on aurait dit qu'elle savait que le déjeuner ne serait pas prêt  avant  une  heure environ.
    Eh bien, non, pas tout à fait, mais papa voulait regarder le match de football quelques minutes encore avant  de rentrer.

    Oh, j'aime. pas ça. Je veux plus regarder le foot — une moue crispa son visage — nous sommes ici que depuis quelques minutes. Je veux rester  ici  — elle avait des sanglots dans  la voix.
    Ah,  s'il  te plaît,  mon  poussin. Tiens, je  vais te dire. Je te porterai sur mon dos pour  rentrer.  Qu'en dis-tu?
    On  pourrait rester ici, et  tu pourrais me porter sur ton dos. Tu avais dit  qu'on irait  au  terrain de jeux.  T'avais dit — elle  baissa  la  tête,  continuant faire la moue, de plus en plus proche  des larmes.
    Écoute,  voilà ce que je te propose :  que dirais-tu d'une belle surprise après  le déjeuner?
    Quelle s'prise?
    Ah, je ne peux  pas te le dire. Sinon,  ce ne serait plus une surprise.
    Elle     leva     les yeux     vers     lui  pendant un  instant  sans     cesser  de  faire  la  moue,  C'est  bien     vrai,  une s'prise?
    Juré —  il    se sentit     rougir — Je ne  pourrais pas mentir à ma petite fille.
    Alors, encore une descente.
    D'accord — se levant  et  l'accompagnant au bas de l'échelle. Quand elle arriva  en  bas du  toboggan, Harry s'agenouilla,  et sa fille monta  sur  son  dos, Il  lui dit      de se  tenir  à son   cou,  mais pas trop fort, pour ne pas l'étrangler.
    Il se dirigea rapidement vers le terrain de  foot­ ball,  tenant sa fille  par  les jambes, puis  il se  mit  à trottiner tandis que  Suzie  l'encourageait de la voix, hue,  hue  donc, jouissant du  vent  qui  lui fouettait le visage, sa joue tout  contre la joue de son papa, appré­ciant  de  ne  pas avoir  à basculer la  tête  en  arrière pour voir les gens  et  de  pouvoir en  regarder  bon nombre de haut.
    Harry  regagna rapidement l'endroit où il se trou­vait auparavant et apprit par ses voisins que les deux équipes étaient à égalité. Il se passionna immédiate­ment  pour  le match; l'une des équipes  remettait en jeu dans ses seize mètres après   avoir touché dans son en-but,     et l'arrière progressa de douze mètres. Après quoi, le quarterback accentua la progression de son équipe   par une série de feintes et d'actions qui mirent la défense adverse dans le vent, et    grâce   à deux passes adressées aux bons  moments.
    Sa fille semblait satisfaite de sa nouvelle position, d'autant plus que son papa se déplaçait suffisamment souvent pour qu'elle s'intéressât à ce  qui  se passait autour d'elle. Pendant quelques minutes. Puis l'at­trait de la nouveauté s'estompa, à l'instant même où les défenseurs récupéraient le ballon dans  leurs seize mètres à la suite d'une maladresse des attaquants qui, jusqu’alors, avaient fait  un festival.
    J’veux retourner aux  balançoires, papa —  en  lui tapant sur  la tête.
    Je t'ai  dit,  pas maintenant, Suzie — Quel crétin. Encore quelques mètres et ils marquaient un essai.
    Suzie  trépignait sur  le dos de son  père en répétant , Encore, s'il te plaît —  et elle  tirait sur  le cou de Harry.
    Pas maintenant, et arrête ça. Tu fais mal à papa — Voyons un peu ce que l'autre     quarterback     sait faire.
    S'il  parvient à les sortir de  là — Je t'ai  dit  d'arrêter, en se tournant vers Suzie. Tu veux descendre?
    Non. Elle continua à trépigner mais cessa de tirer sur le cou de son  père. j'veux faire de la balançoire, t'avais dit, elle parlait lentement en  faisant  la moue. J’en ai presque pas fait.
    Un  temps mort fut  demandé,  et Harry s'age­nouilla,  et  sa fille se laissa glisser par  terre,   et il prit ses mains dans les siennes et lui parla doucement, mais fermement,  en  proie à une irritation croissante. Je t'ai dit que, si tu     étais gentille, je te ferai une surprise après le déjeuner.  Nous devons  rentrer à la maison très bientôt — jetant un coup   d'œil   à   sa montre — et nous n'avons pas le temps de retourner au terrain de jeux.  Maintenant, sois gentille, et laisse papa tran­quille pendant quelques minutes, et je te porterai sur mon dos, et je te ferai une belle surprise après le déjeuner.     
    D'accord?
    Quelle s'prise, papa?
    Tu le sauras après le déjeuner —  fin      de temps mort — maintenant, monte sur le dos de papa, et tiens­ toi  tranquille. Harry se leva, sa fille sur  les épaules,  et il se dit qu'il avait le temps de regarder  la prochaine série de tenus avant de  rentrer, peut-être même la suite du match si ce type ne  parvenait pas  à  faire gagner du  terrain à son  équipe.  Sa fille se tint  tran­quille pendant quelques minutes, puis elle se mit à sautiller et à jacasser  et  à  poser des questions, voulant savoir ce qu'ils  faisaient, pourquoi ils couraient après le garçon et quand ils retourneraient aux   balançoires...  et  Harry lui répondait par  monosyllabes en longeant la ligne de touche,  suivant les déplacements des joueurs, répétant à Suzie de  ne  pas l'étrangler, ses jérémiades augmentant son  irritation.  Puis Suzie se  mit  à chantonner  en agitant la  tête  d'avant en arrière, sans cesser  de  sautiller,  et  Harry  se mit en colère, et il  serra  les  jambes de sa fille très fort et lui hurla d'arrêter,  et elle tomba en avant, sa tête heur­tant celle de son père, et elle resta totalement immo­bile pendant une seconde, abasourdie par le choc et par le ton de Harry,  puis elle se mit à gémir, et Harry refoula sa colère,  et il s'agenouilla,  et il lui frotta  la tête  et  lui dit  de ne pas pleurer. Elle continuait à geindre doucement, demandant à retourner aux balançoires, quand  le quarterback adressa  une passe parfaite à son arrière,   lequel alla à l'essai.  Harry décida de rentrer car il était  un peu plus de deux  heures.
    Quand  ils  se retrouvèrent loin de la foule, Harry essuya le visage de Suzie avec son mouchoir. Nous ne voulons pas que maman voie   que nous avons  pleuré, n'est-ce pas?
    On rentre maintenant, papa? Oui, ma chérie.
    On fait un tour de balançoires avant?
    Non.
    S'il te plaît. j'en ai presque  pas fait.
    No, il est trop  tard  —  la  tristesse dans la voix de sa fille  provoqua  chez lui une réaction  de colère — le déjeuner est prêt maintenant.  Il s'arrêta      et inspira profondément, se  demandant comment sa  femme allait  prendre les lamentations de  Suzie.  Il sourit.
    Mais n'oublie  pas que  j'ai  promis  de  te  porter sur mon dos jusqu'à  la maison. D'accord?
    Et aussi une s'prise.
    Je n'oublierai pas. Tu  auras  ta surprise. Allez, maintenant, grimpe, et rentrons à la maison.
    Harry fit semblant  d'être un cheval et réagit aux hue donc de sa fille, et  grâce  à ce jeu  et  quelques chatouillements, Suzie riait quand ils entrèrent en trombe dans la maison.
    Hé bien, bande  de  vagabonds, il est  temps que vous  rentriez  à la maison —  prenant sa fille sur le dos de Harry et l'embrassant avant de la
poser par terre — encore quelques minutes, et vous auriez mangé un morceau  de charbon  en guise de rôti.
    Hummmmmm, ça sent bon. Eh bien, nous ferions bien d'aller nous rafraîchir un peu. Viens, ma chérie, allons nous laver les mains et le visage.
    Ethel mit la table pendant qu'ils faisaient un brin de toilette, et quand  ils revinrent dans  la cuisine, la pièce était pleine d'odeurs appétissantes,  la table était mise, et  Je rôti  attendait que  Harry  veuille  bien  Je découper.
    Pendant  qu'il s'y employait,  Ethel  installa Suzie sur sa chaise et lui demanda de lui raconter ce qu'elle avait fait au parc. Y avait il d’autres petits enfants ?
    Naan. Nous avons regardé un match. j'étais sur le dos de papa.
    Un match? Tu  ne l'as pas emmenée au  terrain de jeux, Harry?
    Mais si, bien sûr que si. Nous nous sommes sim­plement arrêtés en rentrant pour regarder un match de football.  Je ne sais même  pas quelles  étaient  les équipes en présence.
    Oh,  Harry, toi et ton football. Tu  n'en  vois pas assez à la télé?
    Nous  ne     sommes     restés qu'un instant. Tiens, passe moi ton assiette. Voici une belle tranche pour toi.
    Et papa va me faire  une s'prise.
    Qu'est-ce que c'est que cette histoire de surprise?
    J’ai    pensé que nous pourrions manger de  la G.L.A.C.E. au dessert. Tu  sais...
    Pasque j'ai été  gentille  pendant le match,  hein papa?
    Très gentille —  plaçant son assiette devant elle — et maintenant tu vas  tout  manger comme une bonne petite fille.
    Qu'est-ce que c'est la s'prise,  papa?
    Je  te l'ai déjà  répété  dix fois, après le déjeuner.
    Calme-toi, Harry.
    Depuis que j'ai parlé d'une surprise,   elle n'arrête pas de m'embêter avec ça.
    Eh bien, n'en  parlons  plus et mangeons.
    Ethel et Harry se mirent à savourer leur déjeuner dominical,  mais Suzie jouait avec le contenu de son assiette.  J’veux ma s'prise.
    Maintenant, écoute-moi  bien, ma petite  fille...
    Harry,  ne te mets pas en colère.
    Mais  j'entends  ça depuis des heures — Suzie avait baissé la tête;  elle regardait et écoutait...
    Mais te mettre dans  un  tel état  ne sert  à rien.
    Tu  vas gâcher notre déjeuner. Détends-toi, chéri. Je vais m'occuper de Suzie. Allez, sois gentille et mange. Ethel  fit des petits  tas de  nourriture dans  l'assiette de Suzie et lui dit de commencer à manger.
    Suzie se mit à bouder.       J’ai été gentille.
    Écoute ta maman — jetant un coup d'œil à Harry et voyant que son visage s'empourprait — et mange. Si tu ne manges pas comme une gentille  petite  fille, non seulement tu n'auras pas de surprise, mais papa ne t'emmènera plus au parc. Tu  n'aimerais pas cela, u'est-ce  pas?
    Suzie joua avec sa nourriture pendant quelques minutes, puis elle se mit à geindre tout doucement, et des larmes coulèrent sur ses joues. Ethel  tendit  le bras au-dessus de la table et essuya son visage avec sa  serviette.  Voyons, tu n'as pas de raison de pleurer, ma chérie,  personne ne te gronde. Je ne comprends pas pourquoi tu es si bouleversée.  Fais plaisir à maman, cesse de pleurer.    Nous  voulons  seulement  que  tu manges ton  déjeuner. Ethel se     tourna vers  Harry. Que s’est-il passé au     parc, Harry?   Je ne l'ai jamais vue dans un tel état. Harry lui lança un regard  furi­bond, sans desserrer les lèvres.
    Suzie continua  à geindre  doucement et  un san­glot la fit tressaillir.
    Gentille, j'veux  ma s'prise.
    Harry posa brutalement sa fourchette sur la table et se leva d'un  bond.
    Nom de Dieu, tu vas l'avoir ta surprise  — il  tendit la main  vers l'assiette de Suzie,  prit une poignée de purée couverte de jus de viande
et la lui écrasa sur la tête — Tiens, la voilà ta surprise!
    Ethel  et  Suzie     regardèrent Harry,     bouche  bée,     la purée et la sauce dégoulinant sur le visage de Suzie, puis elle se mit à sangloter.  Vas-y, vas-y,  pleure,     ça te passera!  Ethel serrait  Suzie dans ses bras tout en regardant la purée  et  le jus qui coulaient  entre les doigts de Harry.

Hubert Selby Jr. / Chanson de la neige silencieuse