LA SENTINELLE
Par domcorrieras, le vendredi 9 février 2018 - Poèmes & chansons - lien permanent
La lumière entre et je m’éveille; il est là.
Il commence par me dire son nom, qui est bien entendu
le mien.
Je retrouve cette servitude qui a duré plus de sept fois dix
ans.
Il m’impose sa mémoire.
Il m’impose les misères de chaque jour, la condition
humaine.
Je suis son vieil infirmier; il m’oblige à lui laver les pieds.
Il me guette aux miroirs, aux meubles d’acajou, aux vitres
des boutiques.
Telle ou telle femme l’a repoussé et je dois partager son
malheur.
Il me dicte à présent ce poème, qui ne me plaît pas.
Il exige de moi le nébuleux apprentissage de l’opiniâtre
anglo-saxon.
Il m’a converti au culte idolâtrique de soldats morts avec
qui je ne pourrais peut-être pas échanger un seul mot.
La fin de la côte approche et je le sens toujours là.
Il est dans mes pas, dans ma voix.
Minutieusement je le hais.
J’observe avec délectation qu’il n’y voit presque pas.
Je suis dans une cellule ronde et le mur infini se resserre.
Aucun de nous ne trompe l’autre, mais nous nous mentons
tous les deux.
Nous nous connaissons trop, mon frère inséparable.
Tu bois l’eau à ma coupe et tu dévores mon pain.
La porte du suicide est toujours ouverte, mais les théo-
logiens affirment que dans l’ombre prochaine de l’autre
royaume je serai là, à m’attendre.
Jorge Luis Borges / L’or des tigres.