« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La Chanson du Vieux Marin


 
 
 

PREMIERE PARTIE


    C'est un ancien marin ; trois jeunes gens passent, il en arrête un. — Par ta longue barbe grise et ton oeil brillant, pourquoi m'arrêtes-tu?
    La porte du marié est toute grande ouverte, je suis son propre parent, les hôtes sont arrivés, la noce est prête : n'entends-tu pas son joyeux bruit?
    Le vieux marin serre le bras du jeune homme de sa main décharnée :— Il y avait un vaisseau... dit-il. — Lâche-moi, ôte ta. main, drôle à barbe grise ! — Et aussitôt la main tombe.
    Le marin retient le jeune homme avec son oeil brillant. — Le garçon de noce demeure tranquille et écoute comme un enfant de trois ans : le marin a sa volonté.
    Le garçon de noce s'assit sur une pierre : il ne peut s'empêcher d'écouter ; et ainsi parla le vieil homme, le marin à l'oeil brillant :
    — Le navire salué de cris avait franchi le port : gaiement nous laissâmes derrière nous l'église, la colline et la tour du fanal.
    Le soleil parut à notre gauche, s'éleva de la. mer, brilla, et vint â notre droite se coucher dans la mer.
    De plus en plus haut, chaque jour, il monta dans le ciel, jusqu'à ce qu'il planât sur les mâts à l'heure de midi. — Ici le garçon de noce se frappe la poitrine, car il entend les profonds accords du basson.
    La mariée est entrée dans la salle du banquet, vermeille comme une rose, et, tout en remuant la tête au son des instruments, la bande joyeuse des musiciens marche devant elle.
    Le garçon de noce se frappe la poitrine ; mais il ne peut s'empêcher d'écouter
    — Bientôt il s'éleva une tempête violente, irrésistible. Elle nous battit à l'improviste de ses ailes et nous chassa vers le pôle sud.
    Sous elle, le navire, avec ses mâts courbés et sa proue plongeante, était comme un malheureux qu'on poursuit de cris et de coups, et qui, foulant dans sa course l'ombre de son ennemi, penche en avant la tête : ainsi nous fuyions sous le mugissement de la tempête et nous courions vers le sud.
    Alors arrivèrent ensemble brouillard et tourbillons de neige, et il fit un froid extrême. Alors des blocs de glace hauts comme les mâts et verts comme des émeraudes flottèrent autour de nous.
    Et à travers ces masses flottantes des rocs neigeux nous envoyaient d'affreuses lueurs : on ne voyait ni figures d'hommes, ni formes de bêtes. — La glace, partout la glace.
    La glace était ici, la glace était là, la glace était tout alentour. Cela craquait, grondait, mugissait et hurlait, comme les bruits que l'on entend dans une défaillance.
    Enfin passa, un albatros : il vint à travers le brouillard; et, comme s'il eût été une âme chrétienne, nous le saluâmes au nom de Dieu.
    Nous lui donnâmes une nourriture comme il n'en eut jamais. Il vola, rôda autour de nous. Aussitôt la glace se fendit avec un bruit de tonnerre, et le timonier nous guida à travers les blocs.
    Et un bon vent de sud souffla par derrière le navire. L'albatros le suivit, et chaque jour, soit pour manger, soit pour jouer, il venait à l'appel du marin.
    Durant neuf soirées, au sein du brouillard ou des nuées, il se percha sur les mâts ou sur les haubans, et, durant toute la nuit, un blanc clair de lune luisait à travers la vapeur blanche du brouillard.
    « Que Dieu te sauve, vieux marin, des démons qui te tourmentent ainsi ! Pourquoi me regardes-tu si étrangement ?— C'est qu'avec mon arbalète, je tuai l’ALBATROS. »

Samuel Taylor Coleridge - La Chanson du Vieux Marin (extrait)
Traduction de traduction de A. Barbier
Illustration de Gustave Doré