« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La Nef des Fous


 

 

 

Dans la grande salle aux portraits

Du Casino de la Jetée

Ébréché par la mer furieuse

Ils attendent comme un départ désespéré

Abandonnent une vieille fascination,

Un joyau qu’ils ne peuvent plus défendre

À la maîtresse du profit :

La Mort, professionnelle et irrévérencieuse.

Le Nain tient dans ses mains

Une étoile brillante et chante

Une vieille ballade des collines tranquilles

Mais rien ne peut les distraire de cet espoir électrique.

Alors il crie bien fort le Nain

Et son étoile d’autant plus scintille.

Toi pendant ce temps

Tu cherches en dormant

Quelqu’un à qui parler et tu n’entends

Ni la rumeur de l’espace

Ni l’étrange sirène de la Nef des Fous

Que chacun attend.

 

ILs fument des cigarettes brésiliennes

Boivent des tisanes et songent à des enfants

Déguisés en magiciens.

Mieux, peut-être sauront-ils prouver

Que des vérités il y en a autant que d’enfants.

Sombres et épuisés par les déroutes séculaires

Ils ne se doutent pas encore que

Au-delà du malheur s’étend la Féerie

Et qu’en ce monde, la légende du plus faible

Triomphant du plus fort est plus qu’un testament,

Mais un principe de physique élémentaire.

Dehors la tempête rugit, menace les réfugiés

Si beaux, si gris.

Mais leurs visages émaciés

Dessinent mille sentes et le chant des cigales.

Pendant ce temps, tu défais en dormant

La trame de la réalité et tu n’entends

Ni la rumeur de l’espace

Ni l’étrange sirène de la Nef des Fous

Qui force la tempête.

 

Oh ! Ils ne s’encombrent pas de la philosophie compliquée

Des Cavaliers de l’Ombre et s’il pleut ici

Ils se poussent là-bas. Mais

Leur passé n’est en aucun cas derrière eux.

C’est une fabuleuse saga dont ils veulent jouir librement.

Voilà pourquoi ils luttent.

L’affection défie le mécanisme du temps.

Seules les statues, dans leur spectacle figé de l’Homme

Ne changent jamais. tout au plus s’éliminent-elles.

Ils savent bien que rien en ce monde

Rien ne peut rester

Un et indivisible. Ce mensonge sanguinaire

N’en a plus pour très longtemps.

Ceux qui prétendent le saper pensent déjà au pouvoir.

Oh ! Combien de morsures de bourreau cela nous coûte de l’affirmer !

Cush, l’ami abyssin de Corto, dirait cependant :

Des bourreaux qui font semblant d’être des bourreaux.

Et toi pendant ce temps

Tu noies tes Chios marines

En dormant et tu n’entends

Ni la rumeur de l’espace

Ni l’étrange sirène de la Nef des Fous

Qui approche des Anges.

 

Dans le Casino de Babel

Le Nain jongle maintenant avec son étoile brillante

Ezéchiel s’enflamme et lève sa tasse fumante

À la santé des images des soixante :

Au Clown sacré qui jalonne de tendresse

La tribu énigmatique, celle qui cherche

Circule ses révoltes, ses tourments

Depuis les rebondissements de sa naissance !

Pons de Cimiez sort sa tête d’un cartable

Surenchérit de même :

Au Clown sacré, celui qui fait rire

Celui qui fait pleurer, celui qui fait réfléchir.

Tous ces jeudis lointains de l’enfance

Finissaient immanquablement par la fenêtre ouverte

Sur cette longue route poussiéreuse

Où nous suivions The Tramp…

Et pendant ce temps

Tu élabores en dormant

Des mirages nouveaux et tu n’entends

Ni la rumeur de l’espace

Ni l’étrange sirène de la Nef des Fous

qui accoste et s’immobilise.

 

Le Nain, l’œil brillant

(il en tient une fameuse !)

Lance à la cantonade sa voix de soprano :

Ose Ami, ô Sole, ose étonner autant que nous vivrons !

Et chacun l’applaudit bien fort.

Et chacun se laisse aller.

Trfème se lève alors et lisse

Son grand nez siffleur pour dire :

Au Roi Arthur !

Ils reprennent tous en chœur.

Pourquoi ? demande alors un discret.

C’est un roi et un martyr et nous venons après lui

Perdus dans ce marais brumeux.

Parce qu’il est esprit et nous sommes avec lui

Parce que c’est comme si nous buvions à l’inévitable

Au jardin purifié du Destin

Il est temps de vider la coupe

À la barbe brûlante de l’Enfer !

Et toi pendant ce temps

Tu voudrais en dormant et tu n’entends

Ni la rumeur de l’espace

Ni l’étrange sirène de la Nef des Fous

Qui est bien arrivée maintenant.

 

Derrière une colonne de marbre

Un pilote masqué de Savoie fait la cour à la Mosca

Elle ne l’écoute guère, mais sourit gentiment

Elle a vu tant de taureaux sauvages

Baiser sa frêle main et celui-ci

A tué honorablement. Il ne craint pas de l’être.

Il lui raconte à l’oreille ses meurtrissures :

Je survolais le pays ligure

À bord d’un Olivetti 1919 de la série Dante Alighieri

J ‘avais le soleil dans le dos, lorsque…

C’est à ce moment qu’entra un inconnu.

C’était un de ces marins paumés des comix

Qui s’en vont à vau-l’eau.

Enfant, déjà il devait  ouvrir de très grands yeux

Sombres, mais maintenant, il les entr’ouvrait juste comme pour signifier

J’en ai vu pas mal déjà

Je suis le Captain Morgan et mon vaisseau là

C’est la Nef des Fous.

Vous autres, je vous connais

Le passage aura bien lieu, j’en réponds.

Et pendant ce temps-là

Toi tu rêves en dormant

À la fable du bonheur permanent et tu n’entends

Ni la rumeur de l’espace

Ni l’étrange sirène de la Nef des Fous

Qui appelle les retardataires.

 

Le bonheur n’est pas permanent. Il est ultime

Et l’illusion le précède. Au paradis,

Dans sa représentation approximative

Il n’est pas prouvé que l’on n’y meure pas d’ennui.

Le réel et l’imaginaire se perçoivent parmi ces déportés.

Et cependant ils n’hésitent pas à sacrifier le temps dont ils

disposent

Pour entrevoir un instant seulement

Le rivage possible et radieux

Où personne ne leur lancera de pierre à la figure

Où personne n’insultera leurs enfants.

La Mosca déguise un regard soutenu au Cap’ Morgan.

Mais lui, il renvoie derrière un demi-sourire, ironique

Tous les subterfuges de toutes les femmes fatales

Qu’il a connu jadis

Dans tous les ports du monde.

Mais derrière son immobilité de forceur de chance

La voyant, son cœur tressaillit

Elle, en fut mystérieusement avertie.

Et pendant ce temps

Tu récites des stances en dormant

À celle que tu t’inventes et tu n’entends

Ni la rumeur de l’espace

Ni l’étrange sirène de la Nef des Fous

Qui largue ses amarres.

 

Oh ! La Nef des Fous !

Loin de Santa-Rita, elle emporte nos rêves disloqués

Dans l’espace sombre et cruel.

Mais jouant à fond de cale la rock’n’roll music

Nous les accompagnons dans ce périple

Par une antique et mystérieuse sentence, il en va ainsi.

Mais ne manquez surtout pas la galère

Car la mort est déjà sur nos talons.

et pendant ces événements

Tu t’es précipité hors de ton sommeil.

Et voilà que le casino est vide à présent.

Tu entends la rumeur de l’espace et au-delà

Tu reconnais le chant harmonieux de la Terre Promise.

Ce chant-là déchire tes tympans.

Il est loin cependant. L’atmosphère ne l’oppresse plus…

Tu pleures de rage seul et désespéré.

Le vent fouette ton âme redevenue

Ce charnier si douloureux que tu fuyais.

Malheureux ! Que faisais-tu paupières closes ?

Le rêve il faut le fixer à temps

Les yeux grands ouverts

Et ne pas le lâcher, pas le lâcher…

La Jetée est déserte. Désormais

La tempête s’est tue. Un gris profond

Lumineux ferme le ciel

Des extrémités de la Cité jusqu’à l’horizon.

Trop tard absolu. C’est fini maintenant

Et l’on n’entendra plus la sirène étrange de la Nef des Fous

Car jamais elle ne reviendra, semblable.

Joan-Luc Sauvaigo / Compendi derisòri dau desidèri - Compendium dérisoire du désir
Photo Gui.B.: À gauche, Jànluc Sauvaigo en train de lire les Faulas de Nissa avec Miquel de Carabatta.