« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LES MULETIERS


 

 

 

 

    EN CES JOURS-LÀ, sont arrivés enfin, après trois pleines semaines, dans notre secteur à nous, les premiers muletiers. Et ils parlaient beaucoup de ces villes à nous, qu’ils venaient de traverser, Delvino, Agioi Saranda, Koritsa. Et ils déchargeaient leur hareng et leur biscuit, en veillant à s’en délester aussi vite que possible et à fuir. C’est qu’ils n’avaient pas l’habitude et ils étaient saisis de peur à cause du fracas dans les montagnes, et de la barbe noire qui nous mangeait le visage.

    Et par hasard, il se trouvait que l’un d’entre eux avait sur lui quelques vieilles coupures de journaux. Et nous lûmes tous ensemble, avec stupeur, malgré tout ce que nous avions déjà entendu dire à ce propos, comment rentraient glorieux dans la capitale et comment la foule à bout de bras portait, disait-on, en triomphe les planqués qui revenaient en permissiosn de leurs bureaux de Prébeza et d’Arta. Et toute la journée les cloches sonnaient, et le soir dans les théâtres on chantait des chansons et on jouait des sketches sur notre vie pour les faire applaudir par le peuple.

    Un lourd silence tomba entre nous, car depuis des mois dans cet isolement notre âme s’était aigrie, et, sans le dire à quiconque, il nous arrivait souvent de compter les jours. Alors vint le moment où le sergent Zoïs pleura et il jeta de côté les feuillets remplis des nouvelles du monde, ouvrant les cinq doigts au-dessus en signe de malédiction. Et nous autres ne disions rien, nous contentant de lui manifester du regard une sorte de gratitude.

    C’est alors que Leftéris, qui se roulait une cigarette dans un coin, stoïquement, comme s’il avait pris sur ses seules épaules toute la détresse du monde, se retourna et dit ; « Sergent, pourquoi te mets-tu dans des états pareils ? Ceux qui ont été marqués pour le hareng et le biscuit, quel que soit leur destin, y reviendront toujours. Et les autres, à leurs registres qui n’en finissent pas, et les autres à leurs couches de plaisir, qu’ils emplissent mais ne maîtrisent pas. Pourtant une chose est certaine : seul l’homme qui combat l’ombre qu’il porte en lui obtiendra demain, en propre, sa place au soleil. » Alors Zoïs : « Eh bien quoi 8 Tu crois peut-être que je n’ai pas, moi, comme tout le monde, une femme et un arpent de terre et le cœur qui se serre, quand je suis assis là, montant la garde, dans ces marches de l’exil? » À quoi répondit Leftéris : « La chose qui n’est aimée de personne, voilà, Sergent, celle qu’il faut craindre, parce que cette chose-là dès l’origine on l’a déjà perdue; et qu’on esaie à toute force de s’y cramponner n’y change rien. mais les choses du cœur, il n’y a pas lieu qu’on les perde, n’ayez crainte, et c’est pour elles que ces marches de l’exil sont éprouvées. Tôt ou tard ceux qui sont pour les trouver, les trouveront. » Mais le sergent Zoïs redemanda : « Et qui, dis, selon ton idée, est pour les trouver ? » Alors Leftéris, lentement, en pointant le doigt : « Toi et moi et tout autre que désigne, mon frère, l’heure présente qui nous écoute. »

    Et juste alors on entendit dans l’air le sombre sifflement de l’obus qui arrivait. Et nous nous sommes tous jetés à terre, le nez dans les ellébores, car nous connaissons par cœur les signes de l’invisible, et à l’oreille nous pouvions situer d’avance l’endroit précis où dans l’impact le feu allait éventrer le sol et s’y répandre. Mais le feu ne fit de mal à personne. Quelques mulets se cabrèrent sur leurs pattes arrière tandis que d’autres s’ébrouaient et se dispersaient. Et dans la fumée qui se rassérénait on voyait courir derrière eux en gesticulant les hommes qui les avaient fait monter à grand-peine jusqu’ici. Et la figure toute pâle, ils déchargeaient leur hareng et leur biscuit, en veillant à s’en délester aussi vite que possible et à fuir, parce qu’ils étaient sans l’expérience et ils étaient saisis de peur, à cause du fracas dans les montagnes, et de la barbe noire qui nous mangeait le visage.

Odysseus Elytis / Axion Esti / La passion
traduit du grec par Xavier Bordes et Robert Longueville