« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Ce matin...


 




Ce matin, le vieux bus de ramassage scolaire est tombé en panne. Seulement voilà, au lieu de demander à ses mécaniciens de s’activer pour le réparer, Monsieur le Maire a dépêché un agent communal pour répandre la nouvelle de village en village. Les collégiens doivent se débrouiller seuls pour rejoindre Ath-Cheblen. J’avais envisagé de le prendre, moi aussi, pour me rendre à mon entretien d’embauche, ce « bus du peuple » comme l’appellent les gens d’ici. Il est gratuit pour les adultes. Les collégiens, eux, payent à l’année. Il m’aurait évité de dépenser le peu d’argent que mère m’a donné. A présent, comme tout le monde, je dois trouver un autre moyen de transport. Je décide alors de recourir à l’auto-stop.

Après une longue attente à l’arrêt de bus, c’est finalement le conducteur d’un tracteur agricole qui se propose de me prendre. J’acquiesce. En même temps, je n’ai pas le choix. Dix bornes à parcourir sur un engin bruyant qui traîne un nuage de poussière derrière lui en permanence ! Dès les premiers kilomètres, cette maudite poussière s’est déposée partout sur mon costume. J’essaye tant bien que mal de l’enlever. Avec ma main d’abord. Puis avec mon souffle. Mais je n’ai fait que l’incruster davantage dans le tissu ! L’odeur du parfum que je me suis mis ce matin a, elle, complètement disparue. Il ne me reste plus que son souvenir. Je sens le mazout brûlé maintenant ! Peu importe, j’arrive à temps à mon rendez-vous. Ma ponctualité me fera peut-être décrocher ce boulot.

Chargé de nous accueillir, moi et les cinq autres candidats, le concierge du collège nous prie d’attendre dans sa loge ! Au départ, c’était une question de cinq petites minutes. Mais nous avons poireauté plus d’une heure avant que le directeur ne pointe le bout de son nez. Nous nous levons en signe de respect et, en chœur, nous lui disons : « bonjour ». Il nous regarde sans nous répondre ! Le concierge se précipite pour lui ouvrir la porte de son bureau, situé en face de la loge, de l’autre côté de la cour. Il rentre sans même lui dire merci ! Un instant plus tard, le directeur se manifeste. Il m’appelle par mon nom complet.

- Fentazi Ourajou !

- Présent !

- Faites vite. Nous sommes très au retard.

- Oui, Monsieur !

Je me dirige vers lui en courant comme si ce retard était de ma faute. Mes jambes tremblent. Je stresse terriblement.

- Suivez-moi !

- Oui, Monsieur !

Il s’installe derrière son bureau jonché de dossiers. Il me demande de m’asseoir. Petit détail, je vois deux chaises. L’une est flambant neuve. L’autre est vieillotte et crasseuse. Je pose mon derrière sur cette dernière.

- Vous avez passé la nuit dehors, monsieur Ourajou ?

- Non, Monsieur !

- Vous êtes sale et vous sentez mauvais !

- C’est le tracteur, Monsieur !

- Quel tracteur ?

- J’ai pris un tracteur pour venir jusqu’ici. Je n’avais pas le choix, Monsieur !

- Vous pouvez disposer !

- Comment ça ? C’est déjà fini, Monsieur ?

- Je ne recruterai pas un homme sordide comme vous pour s’occuper du nettoyage de mon établissement. Vous croyez quoi ? Que votre oncle est président de la république ? Que vous pouvez passer partout comme un prince ? Il n’est qu’un simple chef de village au service du parti, votre oncle. Les autres candidats viennent de plus haut et…ils sont propres. Sortez de mon bureau, tout de suite !

Ses propos mettent ma patience à rude épreuve. Je sens ma colère, jusque-là dominée par le stress, se réveiller. Elle monte d’un cran, se propage dans mon estomac qui se serre, pour atteindre d’un seul coup son paroxysme. Je me retiens. J’essaie de donner au directeur l’impression d’un homme qui sait garder calme.

- Mais…Monsieur !

- Quittez mon collège, je vous dis ! Tout de suite ! Vous n’avez rien à faire ici !

Impossible de continuer à jouer la comédie. Tout de lui m’énerve. Ses sentences. Son impolitesse. Sa moustache en croc. Ses grosses joues qui pendent. Sa façon de me prendre du haut. Je lui saute à la gorge. Je la serre et je lui crie :

- Mais de quel zoo t’es-tu échappé ? On ne t’a pas appris le respect ? Je vais te l’apprendre, moi. Gros porc !

- Surveillez votre langage, monsieur Ourajou !

- Je vais te l’apprendre, je te dis.

J’avais juste achevé ma phrase que tout le personnel de l’établissement s’est jeté sur moi, les profs et les surveillants. Mais aussi le concierge. Il est venu leur prêter main forte. Tous ensemble, ils m’ont repoussé jusqu’à l’extérieur, sous les yeux impassibles des autres candidats, qui grillaient au soleil en attendant leur tour de se faire humilier, quoique, pour certains d’entre eux, c’était déjà fait. Comme ces deux ingénieurs d’État en hydrocarbure qui postulent pour un poste d’agent d’entretien et de nettoyage !

Mohamed Aouine / texte publié par l’auteur sur sa page Facebook.