« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LES CENT-JOURS


 

 

 

    Une tempête se préparait : des joies pour les uns, de la tristesse pour les autres. On débitait dans les rues d’Auxerre que l’Empereur était débarqué à Cannes avec ses vieux grognards, qu’il marchait sur Grenoble et, de là, sur Lyon. Tout le monde était dans la consternation. Mais la certitude éclata : il nous arriva de bon matin un beau régiment de ligne — le 14e de ligne — le maréchal Ney à sa tête, et l’on disait qu’il allait arrêter l’Empereur : « Ça n’est pas possible, me dis-je dans mon anxiété, que l’homme que j’ai vu à Kowno prendre un fusil, arrêter avec cinq hommes les ennemis, ce maréchal que l’Empereur nommait son lion, puisse mettre la main sur son souverain ! »

    Cela me faisait frémir. J’étais aux écoutes, je n’arrêtais pas. Enfin, le maréchal se rend chez monsieur Gamot, préfet, et il est fait une proclamation publiée dans toute la ville. Monsieur Ricbourg, commissaire de police, bien escorté, publiait que Bonaparte était revenu, et que les ordres du gouvernement étaient de l’arrêter. Et à bas Bonaparte ! Et vive le Roi !

    Dieu ! comme je souffrais ! Je m’arrachais les cheveux ; je n’ai jamais tant souffert du moral que ce jour-là.

    Enfin les troupes étaient en marche pour l’Arrêter, et le maréchal à leur tête. « Que cela va-t-il devenir ? », me disais-je.

    Mais les troupes atteignirent l’avant-garde de l’Empereur, et ce beau régiment 14e de ligne mit les shakos au bout des baïonnettes, et tous se mirent à crier : « Vive l’Empereur ! »      Qu’aurait pu faire le maréchal sans soldats ? Il fut contraint de fléchir contre la loi des plus forts, et ce régiment, au lieu de pousser en avant, fit demi-tour et forma sur-le-champ l’avant-garde du grand homme.

    Le soir, cette avant-garde arriva à l’hôtel de ville, mais pas comme elle était partie — avec des cocardes blanches le matin, avec des cocardes tricolores le soir. Ils s’emparèrent de l’hôtel de ville, et il fallut que le pauvre Ricbourg se promenât bien escorté et fît, aux flambeaux, la proclamation, et criât à tue-tête : « Vive l’Empereur ! » Je puis dire que je me dilatai la rate.

    Le lendemain, tout le peuple se porta sur la route de Saint-Bris pour voir arriver l’Empereur dans sa voiture, et bien escorté. La boule de neige avait grossi : sept cents vieux officiers formaient un bataillon sacré, et toutes les troupe arrivaient de toutes parts.

    Arrivé sur la place Saint-Étienne, le 14e de ligne se forme en carré et l’Empereur le passe en revue. Après la revue, il fait former le cercle aux officiers et, m’apercevant, me fait venir près de lui :

    « Te voilà, Grognard ?

    — Oui , Sire.

    — Quel grade avais-tu à mon état-major ?

    — Vaguemestre du Grand Quartier général.

    — Eh bien, je te nomme fourrier de mon palais, et vaguemestre général du Grand Quartier général. Es-tu monté ?

    — Oui, Sire.

    — Eh bien, suis-moi ! Va trouver Monthyon à Paris. »

    De ce beau cercle d’officiers autour de l’Empereur, toutes les épées formaient une couronne au-dessus de sa tête. Il leur dit :

    « Officiers, soldats ! Nous marchons sur Paris ; nous n’avons rien à craindre. Il n’y a qu’un soldat chez les Bourbons : c’est la duchesse d’Angoulême. »

 

 

 

… / …

Jean-Roch Coignet / Les Cahiers du capitaine Coignet (extrait)