« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Ile Maurice


 

 

 

(Paul)

 

Je m’appelle Paul et il aimait beaucoup mon prénom. Il disait :

— T’es mon copain, parce que j’aime ton prénom. On dirait Verlaine…

Je suis preneur de son sur une radio périphérique française et sourd depuis plusieurs années. Je travaille tout au vumètre. Le son, pour moi, n’est plus qu’un déplacement d’aiguille.

Un chant d’oiseau au bout d’une plaine, c’est : trois.

Un homme politique qui lit un discours, il faut régler sur : quatre.

La détonation d’un coup de fusil, près d’un micro, traverse le : « NE PAS DÉPASSER ».

La détonation d’un coup de fusil, un jour, m’a traversé les tympans. depuis, je suis sourd.

C’est celui qui disait que j’étais son copain, qui m’a blessé près de Charleville-Mézières. après avoir tiré, il m’a hurlé dans les oreilles : 

— Je t’ai blessé parce que j’aime ton prénom et puis, ça venge Arthur…

Ça a été facile de me rendre sourd. Mes oreilles étaient déjà abîmées.

Enfant, je plongeais dans les puits sombres des plaines. Je descendais en apnée, extrêmement profond, avec un masque et un tuba.

Je voulais nager seul, à la verticale, vers le centre de la terre. Je voulais aller là où il y a des lacs et des paysages comme dans les contes fantastiques.

Mais en remontant vers l’air des hommes, je ne respectais jamais les paliers de décompression.

Je suis vierge aussi.

Je suis vierge parce que je ne sais pas nager dans le silence givrant du ventre des filles. Et puis je ne saurais pas respecter les paliers de décompression en remontant à la surface. leurs moqueries me feraient trop de mal, alors je ne bande jamais.

Les médecins disent que c’est parce que, enfant, on ne m’a pas appris le sens du jeu.

Mon copain, lui aussi, était vierge. Maintenant, je ne sais pas. Mais lui, il s’en fichait. Il disait :

— … Mettre sa bite dans le sexe d’une fille n’a jamais été considéré comme une preuve d’intelligence.

J’avais dix-huit ans. Et avec un magnétophone, j’allais souvent, micro tendu, vers les arbres pour enregistrer les claquements de becs incompréhensibles des oiseaux. ce jour-là, un vol de corbeaux a traversé le ciel comme la déchirure d’une feuille de papier. J’ai réglé sur : trois.

Mon copain venait du bout de la plaine. Il criait un poème. Il récitait souvent des poèmes. Il disait qu’ils étaient de lui. mais je crois pas que ce soit vrai.

Moi, je ne connais pas bien les poèmes. J’ai juste quelques souvenirs de récitations d’école. 

Mon copain marchait à grands pas vers moi et tenait un fusil dans ses bras :

    Seigneur ! quand froide est la prairie

    Quand dans les hameaux abattus,

    Les longs angélus se sont tus…

    Sur la nature défleurie

    Faites s’abattre des grands cieux

    Les chers corbeaux délicieux.

Il est arrivé près de moi et il a tiré dans le ciel.

La détonation m’a rendu sourd.

La dernière phrase que j’ai entendue a été :

    Faites s’abattre des grands cieux

    Les chers corbeaux délicieux.

Après que mon copain eut tiré ce coup de fusil, j’ai mis ma tête entre mes mains et l’ai tournée tout autour de la plaine. C’était comme dans un conte fantastique. les becs des oiseaux étaient tissés de ouate brune et les arbres avaient des ondulations de nageoires. J’avais mal au cœur.

Je n’entendais plus rien.

— Je suis sourd. Je n’entends plus rien !

— … Pour ce qu’il y a à entendre !… a griffonné mon copain, sur une feuille qu’il a mise devant mes yeux.

Puis il est parti et je ne l’ai jamais revu. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. On dit qu’il a quitté Charleville avec le printemps…

Moi, je suis là, avec un journaliste radio, à l’île Maurice. Nous suivons le voyage d’un ministre de la francophonie.

Ce soir, il doit lire un discours pour le trentième anniversaire de l’indépendance de l’île.

J’attends dans cet hôtel de Port Louis, au bord de l’autoroute. Il est midi.

Tous les journalistes télé et radio sont en bas, chez un Chinois, à boire de la bière africaine.

Ils ont décidé de me faire une blague : comme je suis vierge, ils ont donné de l’argent à une prostituée indienne, une adolescente. Ils lui ont indiqué ma chambre. Ils lui ont dit de rester deux heures. Ils lui ont montré le chiffre : deux, sur sa montre.

— Ça lui fera passer le temps et puis, comme ça, ça sera fait.

L’adolescente est entrée dans ma chambre. elle avait des pas ronds de silence et ne parlait que créole. Je n’ai rien compris au mouvement de ses lèvres.

Ils ont écouté. Ils ont été bien surpris.

Ma voix monocorde disait de l’autre côté de la porte :

    Maître Corbeau, sur un arbre perché

    Tenait en son bec, un fromage…

Ils se sont regardés et sont entrés.

    Maître Renard, par l’odeur, alléché

    Lui tint à peu près ce langage…

La fille était nue, assise en tailleur, sur le lit.

Moi, j’étais face à elle, mais habillé. Je lui répétais, mécaniquement, le début de cette fable de La Fontaine qu’elle ne comprenait pas.

Seules les lèvres verticales de son sexe formaient une bouche attentive, entrouverte et silencieuse.

Les journalistes ont refermé la porte et sont repartis dans le couloir, soufflés de rire.

J’ai arrêté de réciter. Il y eut un silence de puits. Je l’ai bien senti : aucune lèvre n’ondulait. l’aiguille du magnéto restait sur  : zéro.

La fille a alors regardé sur son poignet les aiguilles tournoyantes du temps qui passe. La petite aiguille venait d’atteindre : Un.

C’était pour combler le silence que j’avais parlé. J’avais récité ce début de fable, juste pour faire un bruit distrayant, pour animer l’aiguille du magnéto.

Les journalistes repartis, je me suis levé et j’ai regardé par la fenêtre.

Un cameraman, en bas, riait avec ses collègues et dénonçait ma fenêtre aux gens. J’ai levé les yeux et j’ai vu, au loin, une petite voiture décapotable rouler, sur la file de gauche de l’autoroute. J’ai regardé la voiture. Une fille conduisait. À côté d’elle, un long type en djellaba avait un coquillage plaqué contre une oreille. Une queue-de-cheval flottait derrière sa tête comme la flamme d’un puits de pétrole. Il écoutait la mer dans le coquillage.

— Mon copain !

J’ai ouvert la fenêtre et crié dans l’air tiède de l’ile. la voiture est passée. Il ne m’a pas entendu. Pourtant, je suis sûr que j’ai crié. J’ai senti vibrer les cordes vocales dans ma gorge.

IL ne m’a pas entendu. Il avait l’air, de toute façon, de ne plus pouvoir entendre personne, à part le vacarme de sa tête et l’écho de son sang à l’intérieur du coquillage.

La fille qui l’accompagnait avait des dents de plumes.

La voiture fila vers le centre de l’île. On airait dit une flèche filant vers le cœur d’une cible.

J’ai refermé la fenêtre.

— C’était mon copain. J’en suis sûr. que fait-il ici ? Que va-t-il faire au centre de l’île ?

La bouche de l’Indienne a répondu d’un trou rond comme un puits. C’était un puits profond à en devenir sourd.

Je me suis assis sur le lit, près du gouffre de sa bouche. Sur son poignet, la petite aiguille venait d’atteindre : Deux. alors, elle s’est levée et elle est partie.

Le soir à l’ambassade, au moment du discours, le ministre est devenu fou. sa bouche s’est soudain transformée en une petite guêpe ivre tournant sur sa figure et les ailes résilles de l’insecte balbutiaient dans tous les sens.

Le ministre, affolé, a quand-même réussi à se maîtriser un moment devant la salle médusée.

J’ai pu lire sur ses lèvres :

— A quoi bon parler encore ? Ne vaudrait-il pas mieux taire sa gueule ? Je n’ai rien à vous dire et me fous de l’indépendance de Maurice.Alors, pour que vous ne soyez pas venus pour rien, je vais juste vous siffler quelques beaux chants d’oiseaux d’Europe.

Le ministre a tour à tour imité le merle, la mésange et le corbeau… Je ne savais plus s’il fallait régler sur trois ou quatre.

Puis il a agité ses bras et il est parti en courant vers les coulisses comme on prend un envol.

Il y a eu deux secondes de silence total dans la salle puis soudain, l’aiguille a bondi de zéro à « NE PAS DÉPASSER ».

Un conseiller est alors arrivé sur la scène en criant :

— Le ministre s’est tué la bouche d’un coup de fusil !

Les journalistes ont saut »é de leurs chaises et couru vers des téléphones. Ils caquetaient, comme des poules face à un bac à grain, et bafouillaient. Je ne comprenais plus rien au mouvement de leurs lèvres. Il est très difficile de lire les plis de bouche de ceux qui bafouillent. Alors bon, par solidarité avec le ministre défunt, j’ai éteint le magnéto.

— … Pour ce qu’il y a à entendre !… disait mon copain.

Jean Teulé / Rainbow pour Rimbaud (extrait)
Illustration : Jean Teulé, photo James Bort