« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

En guise de manifeste littéraire


 

 

 

 

à André Breton

 

Inutile de durcir sur notre passage, plus butyreuses que des lunes, vos faces de tréponème pâle.

 

Inutile d’apitoyer pour nous l’indécence de vos sourires de kystes suppurants

 

Flics et flicaillons

Verbalisez la grande trahison loufoque, le grand défi mabraque et l’impression satanique et l’insolente dérive nostalgique de lunes rousses, de feux verts, de fièvres jaunes…

 

Parce que nous vous haïssons, vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce, de la folie flambante, du cannibalisme tenace.

 

Comptons :

la folie qui se souvient

la folie qui hurle

la folie qui voit,

la folie qui se déchaîne.

 

Assez de ce goût de cadavre fade !

 

Ni naufrageurs. Ni nettoyeurs de tranchée. Ni hyènes. Ni chacals. Et vous savez le reste :

 

Que 2 et 2 font 5

Que la forêt miaule

Que l’arbre tire les marrons du feu

Que le ciel se lisse la barbe

Et cetera, et cetera…

 

Qui et quels nous sommes ? Admirable question !

Haïsseurs. Bâtisseurs. Traîtres. Hougans. Hougans surtout. Car nous voulons tous les démons

Ceux d’hier, ceux d’aujourd’hui

Ceux du carcan ceux de la houe

Ceux de l’interdiction, de la prohibition, du marronnage

 

et nous n’avons garde d’oublier ceux du négrier…

Donc nous chantons.

 

Nous chantons les fleurs vénéneuses éclatant dans des prairies furibondes ; les ciels d’amour coupés d’embolie ; les matins épileptiques ; le blanc embrasement des sables abyssaux, les descentes d ‘épaves dans les nuits foudroyées d’odeurs fauves.

 

Qu’y puis-je ?

 

Il faut bien commencer.

 

Commencer quoi ?

 

La seule chose du monde qu’il vaille la peine de commencer.

 

La Fin du monde, parbleu !

 

Tourte

ô tourte de l’effroyable automne

où poussent l’acier neuf et le béton vivace

tourte ô tourte

où l’air se rouille en grandes plaques d’allégresse mauvaise

où l’eau sanieuse balafre les grandes joues solaires

 

je vous hais.

 

Le moulin lent broie la canne

le bœuf trop lent n’avale pas le moulin

 

Est-ce suffisamment absurde ?

 

Les pieds nus se plantent dans l’asphalte

l’asphalte trop doux n’allume pas en pinède

la forêt des pieds nus.

 

En vérité, c’est à n’y rien comprendre.

 

On voit encore des madras aux reins des femmes, des anneaux à leurs oreilles, des sourires à leur bouche, des enfants à leur mamelle, et j’en passe !

ASSEZ DE CE SCANDALE !

 

Alors voilà les cavaliers de l’Apocalypse.

 

Alors voilà sans pompe les entrepreneurs de pompes funèbres

 

sans jugement  les hommes du jugement dernier.

 

En vain dans la tiédeur de votre gorge mûrissez-vous vingt fois la même pauvre consolation, que nous sommes des marmonneurs de mots.

 

En vain : quand passe dans le ciel floche

la fulgurante sentence poétique,

ô niais

votre fébrile sidération et vos occlusions d’yeux, et vos paralysies

et vos contractures

et vos pouls en galop

vous ont lumineusement démentis !

 

Des mots ! quand nous manions des quartiers de ce monde, quand nous épousons des continents en délire, quand nous forçons de fumantes portes, des mots ! ah oui, des mots, mais des mots de sang frais, des mots qui sont des raz de marée et dex érésipèles et des paludismes, et des laves, et des feux de brousse, et des flmabées de chair, et des flambées de villes…

 

Sachez-le bien :

 

je ne joue jamais si ce n’est à l’an mil

 

je ne joue jamais si ce n’est à la Grande Peur

 

Accomodez-vous de moi. Je ne m’accomode pas de vous.

 

Parfois on me voit d’un grand geste du cerveau, happer un nuage trop rouge, ou une caresse de pluie, ou un prélude du vent,

 

ne vous tranquilisez pas outre mesure :

 

Je force la membrane vitelline qui me sépare de moi-même,

Je force les grandes eaux qui me ceinturent de sang

 

C’est moi, rien que moi qui arrête ma place sur le dernier

train de la dernière vague du dernier raz de marée,

 

C’est moi, rien que moi

 

qui prend langue avec la dernière angoisse

 

C’est moi, oh ! rien que moi

 

qui m’assure au chalumeau

 

les premières gouttes de lait virginal !

 

Vous avez parfois rencontré sous la lune, efflanqué, un grand aboi de chien maraudeur.

Il n’y a pas eu d’avertissement des ions de la lumière cendrée, mais simplement un grand flairement, et un grand feulement s’est durci dans l’épaisseur de l’air. Et vous avez été soudainement pris dans un liquide filet de redditions sommaires, de montées de fusées non éclairantes, le feux de peloton, d’écoulements de styrax… Et vous avez tremblé innénarrablement.

 

Donc notre enfer vous prendra au collet.

Notre enfer vous fera ployer vos maigres ossatures.

Vos grâces de tétras lyrure n’exorciseront rien.

 

Il suffit. Je ne vous aurai point oubliés.

 

Je suis un cadavre, yeux clos, qui tape du morse frénétique sur le toit mince de la Mort

 

Je suis un cadavre qui exubère de la rive dormante de ses membres un cri d’acier non confondu.

 

Vous

ô vous qui vous bouchez les oreilles

c’est à vous, c’est pour vous que je parle, pour vous qui écartèlerez demain jusqu’aux larmes la paix paissante de vos sourires,

 

pour vous qui un matin entasserez dans votre besace mes mots et prendrez à l’heure où sommeillent les enfants de la peur,

 

l’oblique chemin des fuites et des monstres.

Aimé Césaire / Cahier d’un retour au pays natal