« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

BLASON DE LA GORGE


 

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L’hault plasmateur de ce corps admirable,

L’ayant formé en membres variable

Meit la beaulté en lieu plus eminent,

Mais pour non clorre icelle incontinent,

Ou finir toute en si petite espace,

Continua la beaulté de la face

Par une gorge yvoirine et très blanche,

Ronde et unie, en forme d’une branche :

Où d’ung pillier qui soustient ce spectacle,

Qui est d’amour le très certain oracle,

Là où j’ay faict par grand dévotion

Maint sacrifice, et mainte oblation

De ce mien cueur, qui ard sur son autel

En feu qui est a jamais immortel,

Lequel j’arouse, et asperge de pleurs

Pour eau benoiste et pour roses et fleurs ;

Je voy semant gemissemens et plainctz

De chantz mortelz environnez, et plains

En lieu d’encens, de souspirs parfumez,

Chaulx et ardans pour en estre allumez.

Doncques, ô gorge, en qui gist ma pensee,

Dès le menton justement commencee,

Tu, t’eslargis en ung blanc estomach,

Qu’est l’eschiquier qui faict eschec et mact

Non seullement les hommes, mais les Dieux,

Qui dessus toy jouent de leurs beaulx yeulx.

Gorge qui sers à ma dame d’escu,

Par qui amour plusieurs fois fut vaincu,

Cra onc ne sçeut tyrer tant fort et roide

Qu’il ait mué de sa volonté froide

Pour mon pouvoir penetrer jusqu’au cueur,

Qui luy resiste, et demeure vainqueur.

gorge de qui amour fait ung pulpitre,

Où plusieurs foys Venus chante l’epitre,

Qui les amantz eschauffe à grand desir

De parvenir au souhaité plaisir :

Gorge qui est ung armaire sacré

A chasteté déesse consacré

Dedans lequel la pensee pudique

De ma maistresse est close pour relique ;

Gorge qui peult divertir la sentence

Des juges plains d’assuree constance,

Jusqu’à ployer leur severe doctrine,

Lorsque Phrines descouvrit sa poitrine :

Reliquaire, et lieu très precieux

en qui amour ce dieu sainct glorieux

Reveremment et dignement repose,

Lequel souvent baisasse, mais je n’ose,

Me cognoissant indigne d’aprocher

Chose tant saincte, et moins de la toucher,

Mais me suffit que de loing je contemple

Si grand beaulté, qu’est felicité ample.

O belle gorge, ô precieuse ymaige,

Devant laquelle ay mis pour temoignaige

De mes travaulx, ceste despouille mienne,

Qui me resta depuis ma plays ancienne,

Et devant toy pendue demourra

Jusques à tant que ma dame mourra.

Maurice Scève