« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

debout


 

 

 

 

…/…

 

Et elle est debout la négraille

 

la négraille assise

inattendument debout

debout dans la cale

debout dans les cabines

debout sur le pont

debout dans le vent

debout sous le soleil

debout dans le sang

 

        debout

              et

                libre

debout et non point pauvre folle dans sa liberté et

son dénuement maritimes girant en la dérive parfaite

et la voici :

plus inattendument debout

debout dans les cordages

debout à la barre

debout à la bousole

debout à la carte

debout sous les étoiles

 

        debout

              et

                libre

et le navire lustral s’avancer impavide sur les eaux

écroulées.

 

Et maintenant pourrissent nos flocs d’ignominie !

par la mer cliquetante de midi

par le soleil bourgeonnant de minuit

 

écoute épervier qui tiens les clefs de l’orient

par le jour désarmé par le jet de pierre de la pluie

écoute squale qui veille sur l’occident

 

écoute chien blanc du nord, serpent noir du midi

qui achevez le ceinturon du ciel

Il y a encore une mer à traverser

oh, encore une mer à traverser

pour que j’invente mes poumons

pour que le prince se taise

pour que la reine me baise

encore un vieillard à assassiner

un fou à délivrer

pour que mon âme luise aboie luise

aboie aboie aboie

et que hulule la chouette mon bel ange curieux.

Le maître des rires ?

Le maître du silence formidable ?

Le maître de l’espoir et du désespoir ?

Le maître de la paresse ? Le maître de mes danses ?

    C’est moi !

 

et pour ce, Seigneur

les hommes au cou frêle

reçois et perçois fatal calme triangulaire

 

Et à moi mes danses

mes danses de mauvais nègre

à moi mes danses

 

la danse brise-carcan

la danse saute-prison

la danse il-est-beau-et-bon-et-légitime-d’être-nègre

A moi mes danses et saute le soleil sur la raquette

de mes mains

mais non l’inégal soleil ne me suffit plus

enroule-toi, vent, autour de ma nouvelle croissance

pose-toi sur mes doigts mesurés

je te livre ma conscience et son rythme de chair

je te livre les feux où brasille ma faiblesse

je te livre le chain-gang

je te livre le marais

je te livre l’intourist du circuit triangulaire

dévore vent

je te livre mes paroles abruptes

dévore et enroule-toi

et t’enroulant embrasse-moi d’un plus vaste frisson

embrasse-moi jusqu’au nous furieux

embrasse, embrasse NOUS

mais nous ayant également mordus

jusqu’au sang de notre sang mordus !

embrasse, ma pureté ne se lie qu’à ta pureté

mais alors embrasse

comme un champ de justes filaos

le soir

nos multicolores puretés

et lie, lie-moi sans remords

lie-moi de tes vastes bras à l’argile lumineuse

lie ma noire vibration au nombril même du monde

lie, lie-moi, fraternité âpre

puis, m’étranglant de ton lasso d’étoiles

monte, Colombe

monte

monte

monte

Je te suis, imprimée en mon ancestrale cornée

blanche

monte lécheur de ciel

et le grand trou noir où je voulais me noyer l’autre

lune

c’est là que je veux pêcher maintenant la langue

maléfique de la nuit en son immobile verrition !

 

…/…

Aimé Césaire / Cahier d’un retour au pays natal (extrait)