debout
Par domcorrieras, le jeudi 10 novembre 2016 - Poèmes & chansons - lien permanent
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Et elle est debout la négraille
la négraille assise
inattendument debout
debout dans la cale
debout dans les cabines
debout sur le pont
debout dans le vent
debout sous le soleil
debout dans le sang
debout
et
libre
debout et non point pauvre folle dans sa liberté et
son dénuement maritimes girant en la dérive parfaite
et la voici :
plus inattendument debout
debout dans les cordages
debout à la barre
debout à la bousole
debout à la carte
debout sous les étoiles
debout
et
libre
et le navire lustral s’avancer impavide sur les eaux
écroulées.
Et maintenant pourrissent nos flocs d’ignominie !
par la mer cliquetante de midi
par le soleil bourgeonnant de minuit
écoute épervier qui tiens les clefs de l’orient
par le jour désarmé par le jet de pierre de la pluie
écoute squale qui veille sur l’occident
écoute chien blanc du nord, serpent noir du midi
qui achevez le ceinturon du ciel
Il y a encore une mer à traverser
oh, encore une mer à traverser
pour que j’invente mes poumons
pour que le prince se taise
pour que la reine me baise
encore un vieillard à assassiner
un fou à délivrer
pour que mon âme luise aboie luise
aboie aboie aboie
et que hulule la chouette mon bel ange curieux.
Le maître des rires ?
Le maître du silence formidable ?
Le maître de l’espoir et du désespoir ?
Le maître de la paresse ? Le maître de mes danses ?
C’est moi !
et pour ce, Seigneur
les hommes au cou frêle
reçois et perçois fatal calme triangulaire
Et à moi mes danses
mes danses de mauvais nègre
à moi mes danses
la danse brise-carcan
la danse saute-prison
la danse il-est-beau-et-bon-et-légitime-d’être-nègre
A moi mes danses et saute le soleil sur la raquette
de mes mains
mais non l’inégal soleil ne me suffit plus
enroule-toi, vent, autour de ma nouvelle croissance
pose-toi sur mes doigts mesurés
je te livre ma conscience et son rythme de chair
je te livre les feux où brasille ma faiblesse
je te livre le chain-gang
je te livre le marais
je te livre l’intourist du circuit triangulaire
dévore vent
je te livre mes paroles abruptes
dévore et enroule-toi
et t’enroulant embrasse-moi d’un plus vaste frisson
embrasse-moi jusqu’au nous furieux
embrasse, embrasse NOUS
mais nous ayant également mordus
jusqu’au sang de notre sang mordus !
embrasse, ma pureté ne se lie qu’à ta pureté
mais alors embrasse
comme un champ de justes filaos
le soir
nos multicolores puretés
et lie, lie-moi sans remords
lie-moi de tes vastes bras à l’argile lumineuse
lie ma noire vibration au nombril même du monde
lie, lie-moi, fraternité âpre
puis, m’étranglant de ton lasso d’étoiles
monte, Colombe
monte
monte
monte
Je te suis, imprimée en mon ancestrale cornée
blanche
monte lécheur de ciel
et le grand trou noir où je voulais me noyer l’autre
lune
c’est là que je veux pêcher maintenant la langue
maléfique de la nuit en son immobile verrition !
…/…
Aimé Césaire / Cahier d’un retour au pays natal (extrait)