« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

SMS (extrait)

 

 

 

 

 

 

ALLER ET RETOUR                               1938

 

 

Le grand vent d’Est se mit à souffler sur

    son cœur

Qu’était pour elle / la Russie

Ce garçon blond / racé / retenu et

    chaleureux / feu et glace

Jeune / pour elle l’Initiateur

Le musicien des très vieux âges où au-delà

    de son chant

Elle percevait / Asie Asie / les énigmes

    et les séductions orientales

Réduites au fameux charme slave d’une

    bourgeoisie non terrienne

Qui familière des nappes souterraines

    de l’irrationnel

admettait tous les élans / les impudeurs

    de l’âme

Chez ses beaux-parents elle aimait l’icône

    et l’odeur de cierge mouché

Le doux frémissement du samovar / les

    conversations sans fin

Hors du temps / sur le sens et le non-sens

    de la destinée

Entrecoupées de tasses de thé noir / bues

    le sucre entre les dents

Parfois de petits verres de vodka gobés

    comme un œuf

La tête rejetée en arrière

Tout ce qu’elle trouvait de chaleureux /

    d’insaisissable par l’intelligence

Dans sa nouvelle famille qui parce qu’elle

    se l’était choisie

Lui semblait plus familiale que l’autre avec

    ses pesanteurs françaises

Ses rigides tu-ne-dois-pas / décrétés par le

    qu’en-dira-t-on

Tout cela qui l’exaspérait et qu’elle refusait 

    de supporter davantage

Elle s’en débarrassait en prenant son

    Transsibérien à elle

Modeste / séduisante petite Jehanne

    de France

Emportée par les vertiges / les interrogations

    des Karamasov

Elle passait de la Sorbonne où elle travaillait

    studieusement l’anglais

Dans le lit de Serge / Russe blanc réfugié

    en France

Et découvrait entre Passy et les Ternes

    un Petersbourg parisien

Fait de barines désargentés / dignes et bavards

Superbement aristocrates malgré les traverses

Croyant comme des Juifs de la diaspora

    à la Pâque

Contraints d’oublier le kvass les blinis

    et le pâté d’esturgeon

Mais fidèles au mode russe de s’embrasser

    entre hommes sur la bouche

Au souverain mépris slave pour le sordide

    réel

Qui transformait le rejeton éminent d’une

    noble famille de l’île Vassiliev *

En chauffeur de taxi / tanguant noctambule

Du Dôme au Moulin Rouge / au volant

    d’une G7 carré **

Avec des straps et son chapeau

La dignité du chauffeur  / intacte

La petite Jehanne se blottissait entre deux bras

    caressants

Qui transformaient ses nuits / elle avait trouvé

    un autre dieu

Un Pan dont le sexe était un des attributs

Qui était Chaleur Lumière Extase

Loin du Dieu froid et bavard des prônes du

    Dimanche

Où l’imagination distraite errait dans l’église

    de son enfance

A Chartrettes

 

Marc malade guéri converti avait pris

    la décision

Surprenante / éclairé par Dieu ou l’Amour

    non accepté

D’entrer chez les Frères Quêteurs

    et d’apprendre le russe

Pour aller évangéliser les bolcheviks / idée

    saugrenue

De la vieille Rome réactionnaire / toujours liée

    aux pouvoirs et à la phynance /

De parachuter en quelque sorte derrière

    des lignes ennemies

Des missionnaires / catholiques qui plus est /

    pour perpétuer la Foi

Laminée par l’URSS / qui entrait de manière

    sauvage / à la cosaque

Dans l’ère industrielle / Staline rejouant avec

    l’accent géorgien

Le rôle de Pierre le Grand / comme si chaque

    nation

N’était porteuse que d’un seul scénario qui

    se répétait

Invariable de siècle en siècle  dans une autre

    mise en scène

Le peuple restant le peuple / insensible aux

    grands travaux-façade

Et dans le silence / le secret / loin des défilés

    scandés de la Place Rouge

Subissait le knout rédempteur /

    révolutionnaire

 

 

1938 / Hitler attaquait les Tchèques

 

La petite Jehanne / heureuse / refusait

    d’écouter les rumeurs

Sur ces monstres lointains / les nazis /

    le Négus / le Kominform

Plongée dans la poésie anglaise

    et le catéchisme orthodoxe

Elle allait se marier à la basilique

    Saint-Alexandre-Nevski*

Etourdie d’encens de cierges d’hymnes

    interminables et profonds

Plainte séculaire et océan houleux d’un

    peuple

En transit vers l’au-delà

Elle serait tout en blanc / lui en reluisante

    queue-de-pie /

Des élèves des grandes écoles tiendraient

    au-dessus de leurs têtes

Les doubles et lourdes couronnes d’empereur

    bysantin

Et son beau-père / distingué sosie

    de Kandinsky

Arborerait un impeccable huit-reflets

Avec le sourire et sans trop croire

A cette vieille Russie / exsangue

 

En attendant

Le Dimanche / elle allait avec SErge

    à Sainte-Geneviève-des-Bois

Dans une minuscule Simca V qui guimbardait

    comme elle pouvait

Sur les routes étroites et bombées de l’Essonne

Assister à la messe dans une petite église

    orthodoxe

Surmontée de son bulbe d’azur qui exaltait

    davantage encore

La blancheur aveuglante des murs

Comme le bleu que l’on jette dans la lessive

    pleine de draps

En avive le blanc

Recueillie elle écoutait les voix graves

    des fidèles

Debout sur le gravier à l’extérieur de l’église

    trop petite

Transportée ailleurs par ces chants

Voix magique qui pour elle avait balayé

    les ténèbres antérieures

Voix même de l’amour / ensorcelant /

    réconciliateur

Celle d’Orphée

 

Une couleuvre un jour glissa entre les feuilles

    mortes

Dans le cimetière qui s’étendait au-delà /

    comme un jardin

Avec ses bouleaux / ses lampes à huile /

    ses rangées de tombes

Ici les Tolstoï et là les Eliseff

Ses bancs installés contre les tombes pour 

    converser avec les morts

Et les grands popes étranges / aux yeux

    dévorants

Le visage réduit au regard par la barbe /

    qui circulaient entre les tombes

Dans l’odeur bleue de l’encens

 

Elle songeait à apprendre le russe

Et rentrant à Paris dans la garçonnière

    de Serge Pavlovitch

Ils faisaient l’amour jusqu’à l’aube qui

    les découvrait

Nus / enlacés / épuisés

Baptiste-Marrey / SMS (extrait). L’automne d’une passion. roman-poème