SMS (extrait)
Par domcorrieras, le lundi 25 janvier 2016 - Poèmes & chansons - lien permanent
ALLER ET RETOUR 1938
Le grand vent d’Est se mit à souffler sur
son cœur
Qu’était pour elle / la Russie
Ce garçon blond / racé / retenu et
chaleureux / feu et glace
Jeune / pour elle l’Initiateur
Le musicien des très vieux âges où au-delà
de son chant
Elle percevait / Asie Asie / les énigmes
et les séductions orientales
Réduites au fameux charme slave d’une
bourgeoisie non terrienne
Qui familière des nappes souterraines
de l’irrationnel
admettait tous les élans / les impudeurs
de l’âme
Chez ses beaux-parents elle aimait l’icône
et l’odeur de cierge mouché
Le doux frémissement du samovar / les
conversations sans fin
Hors du temps / sur le sens et le non-sens
de la destinée
Entrecoupées de tasses de thé noir / bues
le sucre entre les dents
Parfois de petits verres de vodka gobés
comme un œuf
La tête rejetée en arrière
Tout ce qu’elle trouvait de chaleureux /
d’insaisissable par l’intelligence
Dans sa nouvelle famille qui parce qu’elle
se l’était choisie
Lui semblait plus familiale que l’autre avec
ses pesanteurs françaises
Ses rigides tu-ne-dois-pas / décrétés par le
qu’en-dira-t-on
Tout cela qui l’exaspérait et qu’elle refusait
de supporter davantage
Elle s’en débarrassait en prenant son
Transsibérien à elle
Modeste / séduisante petite Jehanne
de France
Emportée par les vertiges / les interrogations
des Karamasov
Elle passait de la Sorbonne où elle travaillait
studieusement l’anglais
Dans le lit de Serge / Russe blanc réfugié
en France
Et découvrait entre Passy et les Ternes
un Petersbourg parisien
Fait de barines désargentés / dignes et bavards
Superbement aristocrates malgré les traverses
Croyant comme des Juifs de la diaspora
à la Pâque
Contraints d’oublier le kvass les blinis
et le pâté d’esturgeon
Mais fidèles au mode russe de s’embrasser
entre hommes sur la bouche
Au souverain mépris slave pour le sordide
réel
Qui transformait le rejeton éminent d’une
noble famille de l’île Vassiliev *
En chauffeur de taxi / tanguant noctambule
Du Dôme au Moulin Rouge / au volant
d’une G7 carré **
Avec des straps et son chapeau
La dignité du chauffeur / intacte
La petite Jehanne se blottissait entre deux bras
caressants
Qui transformaient ses nuits / elle avait trouvé
un autre dieu
Un Pan dont le sexe était un des attributs
Qui était Chaleur Lumière Extase
Loin du Dieu froid et bavard des prônes du
Dimanche
Où l’imagination distraite errait dans l’église
de son enfance
A Chartrettes
Marc malade guéri converti avait pris
la décision
Surprenante / éclairé par Dieu ou l’Amour
non accepté
D’entrer chez les Frères Quêteurs
et d’apprendre le russe
Pour aller évangéliser les bolcheviks / idée
saugrenue
De la vieille Rome réactionnaire / toujours liée
aux pouvoirs et à la phynance /
De parachuter en quelque sorte derrière
des lignes ennemies
Des missionnaires / catholiques qui plus est /
pour perpétuer la Foi
Laminée par l’URSS / qui entrait de manière
sauvage / à la cosaque
Dans l’ère industrielle / Staline rejouant avec
l’accent géorgien
Le rôle de Pierre le Grand / comme si chaque
nation
N’était porteuse que d’un seul scénario qui
se répétait
Invariable de siècle en siècle dans une autre
mise en scène
Le peuple restant le peuple / insensible aux
grands travaux-façade
Et dans le silence / le secret / loin des défilés
scandés de la Place Rouge
Subissait le knout rédempteur /
révolutionnaire
1938 / Hitler attaquait les Tchèques
La petite Jehanne / heureuse / refusait
d’écouter les rumeurs
Sur ces monstres lointains / les nazis /
le Négus / le Kominform
Plongée dans la poésie anglaise
et le catéchisme orthodoxe
Elle allait se marier à la basilique
Saint-Alexandre-Nevski*
Etourdie d’encens de cierges d’hymnes
interminables et profonds
Plainte séculaire et océan houleux d’un
peuple
En transit vers l’au-delà
Elle serait tout en blanc / lui en reluisante
queue-de-pie /
Des élèves des grandes écoles tiendraient
au-dessus de leurs têtes
Les doubles et lourdes couronnes d’empereur
bysantin
Et son beau-père / distingué sosie
de Kandinsky
Arborerait un impeccable huit-reflets
Avec le sourire et sans trop croire
A cette vieille Russie / exsangue
En attendant
Le Dimanche / elle allait avec SErge
à Sainte-Geneviève-des-Bois
Dans une minuscule Simca V qui guimbardait
comme elle pouvait
Sur les routes étroites et bombées de l’Essonne
Assister à la messe dans une petite église
orthodoxe
Surmontée de son bulbe d’azur qui exaltait
davantage encore
La blancheur aveuglante des murs
Comme le bleu que l’on jette dans la lessive
pleine de draps
En avive le blanc
Recueillie elle écoutait les voix graves
des fidèles
Debout sur le gravier à l’extérieur de l’église
trop petite
Transportée ailleurs par ces chants
Voix magique qui pour elle avait balayé
les ténèbres antérieures
Voix même de l’amour / ensorcelant /
réconciliateur
Celle d’Orphée
Une couleuvre un jour glissa entre les feuilles
mortes
Dans le cimetière qui s’étendait au-delà /
comme un jardin
Avec ses bouleaux / ses lampes à huile /
ses rangées de tombes
Ici les Tolstoï et là les Eliseff
Ses bancs installés contre les tombes pour
converser avec les morts
Et les grands popes étranges / aux yeux
dévorants
Le visage réduit au regard par la barbe /
qui circulaient entre les tombes
Dans l’odeur bleue de l’encens
Elle songeait à apprendre le russe
Et rentrant à Paris dans la garçonnière
de Serge Pavlovitch
Ils faisaient l’amour jusqu’à l’aube qui
les découvrait
Nus / enlacés / épuisés
Baptiste-Marrey / SMS (extrait). L’automne d’une passion. roman-poème