« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le Revenant

 

 

 

 

 

I

 

Des fois je m’ dis, lorsque j’ charrie

À douète... à gauche et sans savoir

Ma pauv’ bidoche en mal d’espoir,

Et quand j’ vois qu’ j’ai pas l’ droit d’ m’asseoir

Ou d’ roupiller dessus l’ trottoir

Ou l’ macadam de « ma » Patrie,

 

Je m’ dis : — Tout d’ même, si qu’y r’viendrait !

Qui ça ?... Ben quoi ! Vous savez bien,

Eul’ l’ trimardeur galiléen,

L’ Rouquin au cœur pus grand qu’ la Vie !

 

De quoi ? Ben, c’lui qui tout lardon

N’ se les roula pas dans d’ beaux langes

À caus’ que son double daron

Était si tell’ment purotain

 

Qu’y dut l’ fair’ pondr’ su’ du crottin

Comm’ ça à la dure, à la fraîche,

À preuv’ que la paill’ de sa crèche

Navigua dans la bouse de vache.

 

Si qu’y r’viendrait, l’Agneau sans tache ;

Si qu’y r’viendrait, l’ Bâtard de l’ Ange ?

C’lui qui pus tard s’ fit accrocher

À trent’-trois berg’s, en plein’ jeunesse

(Mêm’ qu’il est pas cor dépendu !),

Histoir’ de rach’ter ses frangins

Qui euss’ l’ont vendu et r’vendu ;

Car tout l’ monde en a tiré d’ l’or

D’pis Judas jusqu’à Grandmachin !

 

L’ gas dont l’ jacqu’ter y s’en allait

Comm’ qui eût dit un ruisseau d’ lait,

Mais qu’a tourné, qui s’a aigri

Comm’ le lait tourn’ dans eun’ crém’rie

Quand la crémière à ses anglais !

 

(La crémièr’, c’est l’Humanité

Qui n’ peut approcher d’ la Bonté

Sans qu’ cell’-ci, comm’ le lait, n’ s’aigrisse

Et n’ tourne aussitôt en malice !)

 

Si qu’y r’viendrait ! Si qu’y r’viendrait,

L’Homm’ Bleu qui marchait su’ la mer

Et qu’était la Foi en balade :

 

Lui qui pour tous les malheureux

Avait putôt sous l’ téton gauche

En façon d’ cœur... un Douloureux.

(Preuv’ qui guérissait les malades

Rien qu’à les voir dans l’ blanc des yeux,

C’ qui rendait les méd’cins furieux.)

 

L’ gas qu’en a fait du joli

Et qui pour les muffs de son temps

N’tait pas toujours des pus polis !

 

Car y disait à ses Apôtres :

— Aimez-vous ben les uns les autres,

Faut tous êt’ copains su’ la Terre,

Faudrait voir à c’ qu’y gn’ait pus d’ guerres

Et voir à n’ pus s’ buter dans l’ nez,

Autrement vous s’rez tous damnés.

 

Et pis encor :

                   — Malheur aux riches !

Heureux les poilus sans pognon,

Un chameau s’ enfil’rait ben mieux

Par le petit trou d’eune aiguille

Qu’un michet n’entrerait aux cieux !

 

L’ mec qu’était gobé par les femmes

(Au point qu’ c’en était scandaleux),

L’Homme aux beaux yeux, l’Homme aux beaux rêves

Eul’ l’ charpentier toujours en grève,

L’artiss’, le meneur, l’anarcho,

L’entrelardé d’ cambrioleurs

 

(Ça s’rait-y paradoxal ?)

L’ gas qu’a porté su’ sa dorsale

Eune aut’ croix qu’ la Légion d’Honneur !

 

 

II 

 

Si qu’y r’viendrait, si qu’y r’viendrait !

Tout d’un coup... ji... en sans façons,

L’ modèl’ des méniss’s économes,

Lui qui gavait pus d’ cinq mille hommes

N’avec trois pains et sept poissons.

 

Si qu’y r’viendrait juste ed’ not’ temps

Quoi donc qu’y s’ mettrait dans l’ battant ?

Ah ! lui, dont à présent on s’ fout

(Surtout les ceuss qui dis’nt qu’ils l’aiment).

 

P’têt’ ben qu’y n’aurait qu’ du dégoût

Pour c’ qu’a produit son sacrifice,

Et qu’ cette fois-ci en bonn’ justice

L’aurait envie d’ nous fout’ des coups !

 

Si qu’y r’viendrait... si qu’y r’viendrait

Quéqu’ jour comm’ ça sans crier gare,

En douce, en pénars, en mariolle,

De Montsouris à Batignolles,

Nom d’un nom ! Qué coup d’ Trafalgar !

 

Devant cett’ figur’ d’honnête homme

Quoi y diraient nos négociants ?

(Lui qui bûchait su’ les marchands)

Et c’est l’ Pap’ qui s’rait affolé

Si des fois y pass’rait par Rome

 

(Le Pap’, qu’est pus riche que Crésus.)

J’en ai l’ frisson rien qu’ d’y penser.

Si pourtant qu’y r’viendrait Jésus,

 

Lui, et sa gueul’ de Désolé !

 

 

III

 

Eh ben ! moi... hier, j’ l’ai rencontré

Après menuit, au coin d’eun’ rue,

Incognito comm’ les passants

Des tifs d’argent dans sa perrugue

Et pour un Guieu qui s’ paye eun’ fugue

Y n’était pas resplendissant !

 

Y n’est v’nu su’ moi et j’y ai dit :

— Bonsoir... te v’là ? Comment, c’est toi ?

Comme on s’ rencontr’... n’en v’là d’eun’ chance !

Tu m’épat’s... t’es sorti d’ ta Croix ?

Ça n’a pas dû êt’ très facile...

Ben... ça fait rien, va, malgré l’ foid,

Malgré que j’ soye sans domicile,

J’ suis content d’ fair’ ta connaissance

 

— C’est vraiment toi... gn’a pas d’erreur ! 

Bon sang d’ bon sang... n’en v’là d’eun’ tuile ! 

Qué chahut d’main dans Paris !

Oh ! là là, qué bouzin d’ voleurs :

Les jornaux vont s’ vend’ par cent mille !

— Eud’mandez : « Le R’tour d’ Jésus-Christ ! »

— Faut voir : « L’Arrivée du Sauveur !!! »

 

— Ho ! tas d’ gouapeurs ! Hé pauv’s morues, 

Sentinell’s des miséricordes,

Vous savez pas, vous savez pas ?

(Gn’a d’ quoi se l’esstraire et s’ la morde !)

 

Rappliquez chaud ! Gn’a l’ fils de Dieu

Qui vient d’ déringoler des cieux

Et qui comme aut’fois est sans pieu,

Su’ l’ pavé... quoi... sans feu ni lieu

Comm’ nous les muffs, comm’ vous les grues !!!

 

— (Chut ! fermons ça... v’là les agents !) 

T’entends leur pas... intelligent ?

Y s’ charg’raient d’ nous trouver eun’ turne. 

(Viens par ici... pet ! crucifié.) 

Tu sais... faurait pas nous y fier. 

Déjà dans l’ squar’ des Oliviers, 

Tu as fait du tapag’ nocturne ;

 

— Aujord’hui... ça s’rait l’ mêm’ tabac,

Autrement dit, la même histoire,

Et je n’ te crois pus l’estomac 

De r’subir la scèn’ du Prétoire !

— Viens ! que j’ te r’garde... ah ! comm’ t’es blanc. 

Ah ! comm’ t’es pâl’... comm’ t’as l’air triste. 

(T’as tout à fait l’air d’un artiste !

D’un d’ ces poireaux qui font des vers

Malgré les conseils les pus sages, 

Et qu’ les borgeois guign’nt de travers,

Jusqu’à c’ qu’y fass’nt un rich’ mariage !)

 

— Ah ! comm’ t’es pâle... ah ! comm’ t’es blanc, 

Tu guerlott’s, tu dis rien... tu trembles.

(T’ as pas bouffé, sûr... ni dormi !) 

Pauv’ vieux, va... si qu’on s’rait amis 

Veux-tu qu’on s’assoye su’ un banc, 

Ou veux-tu qu’on balade ensemble...

 

— Ah ! comm’ t’ es pâle... ah ! comm’ t’ es blanc, 

T’ as toujours ton coup d’ lingue au flanc ?

De quoi... a saign’nt encor tes plaies ? 

Et tes mains... tes pauv’s mains trouées 

Qui c’est qui les a déclouées ? 

Et tes pauv’s pieds nus su’ l’ bitume, 

Tes pieds à jour... percés au fer, 

Tes pieds crevés font courant d’air,

Et tu vas chopper un bon rhume !

 

— Ah ! comm’ t’ es pâle... ah ! comm’ t’ es blanc, 

Sais-tu qu’ t’ as l’air d’un Revenant,

Ou d’un clair de lune en tournée ? 

T’ es maigre et t’ es dégingandé, 

Tu d’vais êt’ comm’ ça en Judée 

Au temps où tu t’ proclamais Roi ! 

À présent t’ es comme en farine. 

Tu dois t’en aller d’ la poitrine 

Ou ben... c’est ell’ qui s’en va d’ toi !

 

— Quéqu’ tu viens fair’ ? T’ es pas marteau ? 

D’où c’est qu’ t’ es v’nu ? D’en bas, d’en haut ? 

Quelle est la rout’ que t’ as suivie ?

C’est-y qu’ tu r’commenc’rais ta Vie ?

Es-tu v’nu sercher du cravail ?

(Ben... t’ as pas d’ vein’, car en c’ moment,

Mon vieux, rien n’ va dans l’ bâtiment) ;

(Pis, tu sauras qu’ su’ nos chantiers

On veut pus voir les étrangers !)

 

— Quoi tu pens’s de not’ Société ? 

Des becs de gaz... des électriques. 

Ho ! N’en v’là des temps héroïques ! 

Voyons ? Cause un peu ? Tu dis rien ! 

T’ es là comme un paquet d’ rancœurs. 

T’ es muet ? T’ es bouché, t’ es aveugle ? 

Yaou... ! T’ entends pas ce hurlement ? 

C’est l’ cri des chiens d’ fer, des r’morqueurs, 

C’est l’ cri d’ l’Usine en mal d’enfant,

 

C’est l’ Désespoir présent qui beugle !

 

 

IV

 

— Ed’ ton temps, c’était comme aujord’hui ? 

Quand un gas tombait dans la pure

Est-c’ qu’on l’ laissait crever la nuit 

Sans pèz’, sans rif et sans toiture ?

 

— (Pass’ que maint’nant gn’a du progrès, 

Ainsi quand gn’a trop d’ vagabonds

Ben on les transmet au Gabon.)

Ceux d’ bon gré et ceux d’ mauvais gré

Et ceuss comm’ toi qu’ont la manie 

D’ trouver que l’ monde est routinier, 

Ben on les fout dans l’ mêm’ pagnier. 

(Dam ! le Français est casanier, 

Faut ben meubler les colonies !)

 

— On parle encor de toi, tu sais ! 

Voui on en parle en abondance, 

On s’ fait ta tête et on s’ la paie, 

T’ es à la roue... t’ es au théâtre, 

On t’ met en vers et en musique, 

T’ es d’venu un objet d’ Guignol, 

(Ça, ça veut dir’ qu’ tu as la guigne.)

 

— Ousqu’il est ton ami Lazare ? 

Et Simon Pierre ? Et tes copains... 

Et Judas qui bouffait ton pain 

Tout en t’ vendant comme au bazar ? 

Et tes frangins et ta daronne

Et ton dab, qu’était ben jean-jean !

 

Te v’là, t’es seul ! On t’abandonne !

 

— Et Mad’leine... ousqu’alle est passée ? 

(Ah ! pauv’ Mad’leine... pauv’ défleurie, 

Elle et ses beaux nénés tremblants, 

Criant pitié, miaulant misère,

Ses pauv’s tétons en pomm’s d’amour 

Qu’ étaient aussi deux poir’s d’angoisse 

Qu’on s’ s’rait ben foutu dans l’ clapet.)

 

— C’était la paix, c’était la Vie.

Ah ! tout fout l’ camp et vrai, ma foi, 

T’ aurais mieux fait d’ te mett’ en croix 

Contr’ son ventr’ nu... contr’ sa poitrine, 

Ces dardés-là t’euss’nt pas blessé,

Sûr t’aurais mieux fait... d’ l’embrasser : 

A n’avait un pépin pour toi !

 

 

V

 

Ah ! Généreux !... ah ! Bien-aimé, 

Tout ton monde y s’a défilé 

Et comm’ jadis, au Golgotha : 

Eli lamma Sabacthani, 

Ou n, i, ni c’est ben fini.

 

Eh ! blanc youpin... eh ! pauv’ raté ! 

Tout ton Œuvre il a avorté 

Toi, ton Étoile et ta Colombe 

Déringol’nt dans l’éternité ; 

Tu dois en avoir d’ l’amertume. 

Même à présent quand la neig’ tombe :

 

(On croirait tes Ang’s qui s’ déplument !)

 

Là, là, mon pauv’ vieux, qué désastre !

Gn’en a pas d’ pareil sous les astres, 

Et faut qu’ ça soye moi qui voye ça ? 

Et dir’ que nous v’là toi z’et moi, 

Des bouff-la-guign’, des citoyens 

Qu’ ont pas l’ moyen d’avoir d’ moyens.

 

Et que j’ suis là, moi, bon couillon, 

À t’ causer... à t’ fair’ du chagrin, 

Et que j’ sens qu’ tu vas défaillir 

Et que j’ai mêm’ rien à t’offrir, 

Pas un verre... un bol de bouillon !

 

Ohé, les beaux messieurs et dames 

Qui poireautez dans les Mad’leines, 

Curés, évêques, sacristains, 

Maçons, protestants, tout’ la clique, 

Maqu’reaux d’ vot’ Dieu, hé ! catholiques, 

Envoyez-nous un bout d’hostie :

 

G’na Jésus-Christ qui meurt de faim !

 

 

VI

 

— Et pourtant, vrai, c’ qu’on caus’ de toi !

(Ah ! faut voir ça dans les églises,

Dans les jornaux, dans les bouquins !) 

Tout l’ monde y bouff’ de ton cadavre 

(Mêm’ les ceuss qui t’en veul’nt le plus !)

 

Sous la meilleur’ des Républiques 

Gn’en a qu’ ont voulu t’ décrocher, 

D’aut’s inaugur’nt des basiliques 

Où tu peux seul’ment pas coucher.

 

— Et tout ça s’ passe en du clabaud !

Et quand y faut payer d’ sa peau, 

Quand faut imiter l’ Fils de l’Homme, 

Oh ! là, là, gn’a rien d’ fait... des pommes !

 

Les sentiments sont vit’ bouclés, 

À la r’voyure, un tour de clé ! 

Les uns y z’ont les pieds nick’lés, 

Les aut’s y les ont en dentelles !

 

— (Toi au moins t’ étais un sincère, 

Tu marchais... tu marchais toujours ; 

(Ah ! cœur amoureux, cœur amer) 

Tu marchais mêm’ dessur la mer

Et t’ as marché... jusqu’au Calvaire !)

 

— Et dir’ que nous v’là dans les rues 

(Moi, passe encor, mais toi ! oh ! toi !) 

Et nous somm’s pas si loin d’ Noël ; 

T’es presque à poils comme autrefois,

Tout près du jour où ta venue 

Troublait les luisants et les Rois !

 

Ah ! mes souv’nirs... ah ! mon enfance 

(Qui s’est putôt mal terminée),

Mes ribouis dans la cheminée, 

Mes mirlitons... mes joujoux d’ bois !

 

— Ah ! mes prièr’s... ah ! mes croyances !

— Mais ! gn’a donc pus rien dans le ciel !

 

—  Sûr ! gn’a pus rien ! Quelle infortune ! 

(J’ suis mêm’ pas sûr qu’y ait cor la Lune.) 

Sûr ! gn’a pus rien, mêm’ que peut-être 

Y gn’a jamais, jamais rien eu...

 

 

VII

 

Mais à présent... quoi qu’ tu vas foutre ? 

Fair’ des bagots... ou ben encor 

Aux Hall’s... décharger les primeurs ! 

(N’ va pas chez Drumont on t’ bouff’rait) 

Après tout, tu n’étais qu’un youtre !

 

— Si j’ te servais tes Paraboles !

 

Heureux les Simpl’s, heureux les Pauvres,

Eul’ Royaum’ des Cieux est à euss.

 

— (C’est avec ça qu’on nous empaume, 

Qu’on s’ cal’ des briqu’s et des moellons) 

Ben, tu sais, j’ m’en fous d’ ton Royaume ; 

J’am’rais ben mieux des patalons

Eun’ soupe, eun’ niche et d’ l’amitié.

 

(Car quoiqu’ t’ ay’ ben fait ton métier 

Toi, ton grand cœur et ta pitié, 

N’empêch’nt pas d’avoir foid aux pieds !)

 

— Ainsi arr’gard’ les masons closes 

Où roupill’nt ceuss’ qui croient en Toi. 

Sûr qu’ t’es là, su’ des bénitiers 

Dans les piaul’s... à la têt’ des pieux ; 

Crois-tu qu’un seul de ces genss’ pieux 

Vourait t’abriter sous son toit ?

 

 

VIII

 

Ah ! toi qu’on dit l’Emp’reur des Pauvres

Ben ton règne il est arrivé.

Tu d’vais r’venir, tu l’as promis,

Assis su’ ton trône et « plein d’ gloire »

Avec les Justes à ta droite ;

Et te v’là seul dans la nuit noire

Comm’ un diab’ qu’est sorti d’ sa boîte !

Sais-tu seul’ment où est ta gauche ?

 

Oh ! voui t’es là d’pis deux mille ans 

Su’ un bout d’ bois t’ouvr’ tes bras blancs 

Comme un oiseau qu’ écart’ les ailes, 

Tes bras ouverts ouvrent... le ciel 

Mais bouch’nt l’espoir de mieux bouffer 

Aux gas qui n’ croient pus qu’à la Terre.

 

Oh ! oui t’es là, t’ouvr’ tes bras blancs

Et vrai d’pis Y temps qu’on t’a figé

C’ que t’en as vu des affligés,

Des fous, des sag’s ou des d’moiselles

Combien d’ mains s’ sont tendues vers toi

Sans qu’ t’aye pipé, sans qu’ t’aye bronché !

 

Avoue-le va... t’ es impuissant, 

Tu clos tes châss’s, t’ as pas d’ scrupules, 

Tu protèg’s avec l’ mêm’ sang-froid 

L’ sommeil des Bons et des Crapules. 

Et quand on perd quéqu’un qu’on aime, 

Tu décor’s, mais tu consol’s pas.

 

Ah ! rien n’ t’émeut, va, ouvr’ les bras,

Prends ton essor et n’ reviens pas ; 

T’ es l’Étendard des sans-courage,

T’ es l’Albatros du Grand Naufrage,

T’ es le Goëland du Malheur !

 

 

IX

 

Quiens ! ôt’-toi d’ là et prends ta course, 

Débin’, cavale ou tu vas voir,

 

Aussi vrai qu’ j’ai un nom d’ baptême 

Et qu’ nous v’là tous deux dans la boue,

Aussi vrai que j’ suis qu’eun’ vadrouille, 

Un bat-la-crève, un fout-la-faim 

Et toi un Guieu magasin d’ giffes.

 

Ej’ m’en vas t’ buter dans la tronche, 

J’ vas t’ boulotter la pomm’ d’Adam, 

J’ m’en vas t’ rincer, gare à ta peau !

 

En v’là assez... j’ m’en vas t’ saigner. 

J’ai soupé, moi, des Résignés 

J’ai mon blot des Idéalisses !

 

— Arrière, arrièr’, n’ va pas pus loin ! 

Un moment vient où tout s’ fait vieux, 

Où les pus bell’s chos’s perd’nt leurs charmes :

 

(Oh ! v’là qu’ tu pleur’s, et des vraies larmes ! 

Tout va s’écrouler, nom de Dieu !)

 

— Ah ! je m’ gondole... ah ! je m’ dandine...

Rien n’ s’écroule, y aura pas d’ débâcle ;

Eh l’Homme à la puissance divine !

Eh ! fils de Dieu ! fais un miracle !

 

 

X

 

— Et Jésus-Christ s’en est allé

Sans un mot qui pût m’ consoler,

Avec eun’ gueul’ si retournée

Et des mirett’s si désolées

Que j’ m’en souviendrai tout’ ma vie.

 

Et à c’ moment-là, le jour vint

Et j’ m’aperçus que l’Homm’ Divin..

C’était moi, que j’ m’étais collé

D’vant l’ miroitant d’un marchand d’ vins !

 

On perd son temps à s’engueuler...

 

 

 

                    Il suffit d’un Homme pour

                changer la face du monde.

                                                       J. R.

 

 

XI

 

Mais ça fait rien si qu’y r’viendrait 

Quéqu’ nuit d’Hiver quand l’ frio semble 

Fair’ péter pavés et carreaux 

(Mais durcir les cœurs les pus tendres), 

Et g’ler les pleurs aux cils qui tremblent, 

Si qu’y planquait son blanc mensonge

Quéqu’ nuit autour d’un brasero !

 

Ça s’rait p’têt’ moi qui yi dirait 

Les mots qui s’raient l’ pus nécessaire 

Et ça s’rait p’têt’ ben moi qui s’rait 

L’ pus au courant d’ sa grand’ misère, 

Ça s’rait p’ têt’ moi qui l’ consol’rais...

 

— Ah ! qu’ j’y crierais, n’ va pas pus loin,

A branl’nt dans l’ manch’ tes cathédrales ;

N’ va pas pus loin, n’ va pas pus loin,

Ton pat’lin bleu est cor pus vide

Qu’ nos péritoin’s réunis.

Ah ! enfonc’-toi les poings dans l’ bide

Jusqu’à la colonn’ vertébrale !

 

— Arrière, arrièr’, n’ va pas pus loin ! 

Ou n’ viens qu’ la s’main’ des quat’-jeudis

Car tu r’trouv’rais tes Ponce-Pilate 

Présent en limace écarlate,

Trempée dans l’ sang des raccourcis !

 

— Arrière, arrièr’, n’ va pas pus loin ! 

(Car l’Iscariot a fait des p’tits)

Tu pourrais pus confier ta peine 

Qu’aux grands torchons ou... à la Seine.

 

T’ as cru à l’Homm’ toi, ma pauv’ vieille ? 

Ah ben ! tu sais, moi je n’ sais pus !

{Ventre affamé n’a pas d’oreilles 

Et les vent’s pleins n’en ont pas plus !)

 

 

XII

 

— Pleur’ ! Pleure encor, pleur’ tout’s tes r’ssources

(Comm’ pleur’ le gas qui n’ peut payer

Son enterr’ment ou son loyer).

Qu’ tes trous à voir d’vienn’nt deux gross’s sources

Et qu’ l’Univers en soye noyé !

 

— Pleur’ ! pleure encore et sois béni,

Ta banq’ d’amour a fait faillite

Coffret d’ sanglots, boîte à génie.

 

Ah ! le beau rêv’ que t’ as conté. 

Ton Paradis ? La belle histoire 

Sans c’te vach’ de Réalité :

 

— T’ étais l’ pus pauv’ d’entre les Hommes 

Car tu sentais qu’ tu pouvais rien

Contre leur débine indurée :

 

(Or comm’ les Pauv’s n’ont d’aut’ moyen 

Pour bouffer un peu leur chagrin 

Que d’ se réciter leur détresse 

Ou d’en dir’ du mal à part eux 

Et rêvasser quéqu’ chose de mieux 

Pour le surlend’main des lend’mains)

 

— Toi, t’ as voulu sécher d’un coup 

Le très vieux cancer des Humains 

Et pour ça leur en faire accroire...

Ton Paradis ? la belle histoire ! 

Et tu leur aimantas les yeux 

Vers le vide enivrant des cieux 

Qui dans ton pat’lin sont si bleus !

 

(Ton Paradis ? Eh ben ! c’était 

Un soliloque de malheureux !)

 

 

XIII

 

— Ah ! sors-toi l’ cœur, va, pauv’ panné, 

Ton cœur de pâle illuminé,

Au lieur d’histoir’s à la guimauve 

Hurle ta peine à plein gosier.

 

— Pisqu’y gn’a pus personn’ qui t’aime 

Et qu’ te v’là comme abandonné

Le cul su’ ta Mason ruinée,

Sors-moi ton cœur désordonné 

Lui qui n’a su que pardonner,

Tremp’-le dans la boue et dans l’ sang

Et dans ton poing qu’y d’vienne eun’ fronde

Et fous-le su’ la gueule au monde

Y t’en s’ra p’têt’ reconnaissant !

 

(T’ en as déjà donné l’exemple

Mais d’puis... l’a passé d’ l’eau sous l’ pont)

Faut rester l’ gas au coup d’ tampon

Qui boxait les marchands du Temple !

 

— Chacun a la Justice en lui,

Chacun a la Beauté en lui,

Chacun a la Force en lui-même, 

L’Homme est tout seul dans l’Univers,

Oh ! oui, ben seul et c’est sa gloire,

 

Car y n’a qu’ deux yeux pour tout voir.

 

Le Ciel, la Terre et les Étoiles

Sont prisonniers d’ ses cils en pleurs.

Y n’ peut donc compter qu’ su’ lui-même.

J’ m’en vas m’ remuer, qu’ chacun m’imite,

C’est là qu’est la clef du Problème,

L’Homm’ doit êt’ son Maître et son Dieu !

 

 

XIV

 

— Quiens ! V’là l’ Souriant en flanquet bleu, 

V’là l’ coq qui crach’ son vieux catarrhe 

Comme au matin d’ ton agonie 

Alors que Pierr’ copiait Judas

 

(Tu vois c’te bête alle a s’en fout

A sonn’ la diane de la Vie,

La Vie qui n’ meurt pas comm’ les Dieux !)

 

— Viens çà un peu que j’ te délie 

Et que j’ t’aide à sortir tes clous 

(Eustach’s pour qui qui nous touch’ra)

 

Viens avec moi par les Faubourgs, 

Par les mines, par les usines 

On ballad’ra su’ les Patries 

Où tes frangins sont cor à g’noux 

(Car c’est toi qui les y a mis !)

 

Faut à présent leur prend’ les pattes, 

Les aider à se r’mett’ debout, 

Y faut secouer au cœur des Hommes 

Le Dieu qui pionc’ dans chacun d’ nous !

 

 

XV

 

Ou ben alorss si tu peux pas,

Si tu n’as pus rien dans les moëlles,

[Retourn’ chez l’Accrocheur d’Étoiles] 

Remont’ là-haut ! Va dire au Père,

À celui qui t’a envoyé,

Quéqu’ chos’ qu’aurait l’air d’eun’ prière

Qui s’rait d’ not’ temps, eh ! crucifié.

 

 

XVI

 

Notre dab qu’on dit aux cieux,

 

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

 

Notre daron qui êt’s si loin 

Si aveug’, si sourd et si vieux,

 

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

 

Que Notre effort soit sanctifié,

Que Notre Règne arrive

 

À Nous les Pauvr’s d’pis si longtemps, 

 

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

 

Su’ la Terre où nous souffrons

Où l’on nous a crucifiés

Ben pus longtemps que vot’ pauv’ fieu

Qu’a d’jà voulu nous dessaler.

 

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

 

Que Notre volonté soit faite 

Car on vourait le Monde en fête, 

D’ la vraie Justice et d’ la Bonté,

 

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

 

Donnez-nous tous les jours l’ brich’ton régulier

(Autrement nous tâch’rons d’ le prendre) ; 

Fait’s qu’un gas qui meurt de misère

Soye pus qu’un cas très singulier.

 

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

 

Donnez-nous l’ poil et la fierté 

Et l’estomac de nous défendre,

 

(Des fois qu’on pourrait pas s’entendre !)

 

Pardonnez-nous les offenses

Que l’on nous fait et qu’on laiss’ faire

Et ne nous laissez pas succomber à la tentation

De nous endormir dans la misère

Et délivrez-nous de la douleur

                   (Ainsi soit-il !)

Jehan Rictus