« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LETTRE À SA MAGNIFICENCE LE BARON JEAN MOLLET VICE-CURATEUR DU COLLÈGE DE PATAPHYSIQUE SUR LES TRUQUEURS DE LA GUERRE (extrait)

 

 

 

 

 

L’on s’en doutait parfois, comme je ne saurais l’apprendre à Votre Magnificence, mais le doute n’est plus possible ; le moment est venu de le dire au grand jour ; la guerre est truquée. Quelle guerre ? Je n’en mets aucune spécialement en cause ; à mon avis, il n’y en a pas encore eu une bonne, et l’on verra pourquoi. Il me semble, et c’est tout, utile et urgent d’attirer l’attention des bons citoyens sur le mauvais usage que l’on fait de leurs deniers.

C’est le hasard d’une rencontre qui m’a mis la puce à la cervelle. Obligé, récemment, de laisser au garage mon char à essence (la paresse, je crains) j’eus l’idée, pour gagner le lieu clos où je travaille, dans un silence approximatif, à préparer la mise en conserve de ces aliments spécifiques à l’oreille, les vibrations musicales, j’eus, disais-je, l’idée de prendre l’autobus. Il n’était pas fort encombré et c’est ainsi que je trouvai place vis-à-vis d’un homme âgé. Son âge était-il respectable ? Je n’ai pas accoutumé de respecter ou de mépriser ; je choisis plutôt parmi cette gamme de sentiments qui vont de l’amour à la haine en passant par les degrés de l’affection, de l’indifférence et de l’intimité. Bref, j’étais en face d’un homme de soixante-neuf ans, nombre pour lequel je n’éprouve non plus aucun respect particulier ; il n’est, à tout prendre, qu’un symbole et je n’en suis point, j’en remercie Votre Magnificence, à m’effrayer d’un symbole qui restera, quelle que soit la force de l’éruption, sous mon entière domination. 

Pour en venir au fait, le revers du veston de ce vieil énantiomorphe de moi-même portait quelques fragments de rubans colorés, noués à la boutonnière ; curieux de nature, je me permis d’en demander l’usage.

— Celui-ci, me dit-on, est la Médaille militaire. L’autre, la Croix de Guerre. Et voici la Légion d’honneur de Lyon. La rosette.

— Je ne vois ni médaille ni croix, observai-je, mais de jolis galons de couleur. serait-ce qu’il y eut une guerre et que vous…

— Quatorze-Dix-huit, fit-il, me coupant la parole, mais sans insolence.

— Je m’exprime mal, repris-je, seriez-vous revenu de la guerre ? 

— Sans une égratignure, jeune homme.

La canaille semblait s’en vanter.

— Voulez-vous me dire, poursuivis-je (d’un ton que j’avais quelque peu peine à modérer), que cette guerre de Quatorze a été mal faite ?

 

Magnificence, je passe sur la suite de ce colloque. Il devait m’apporter cette triste certitude : oui, on nous trompe ; oui, les guerres sont mal faites ; oui, il y a des survivants parmi les combattants. Oh ! j’imagine que Votre Magnificence va hausser les épaules. Il s’emporte, pensera-t-Elle, avec un léger sourire et ce mouvement du chef que je connais bien. Il se fait des idées… On lui aura monté le bourrichon…

Eh bien non. J’ai fait mon enquête ; elle est concluante. La vérité est affreuse : toute noire avec du rose en plaques ; la voici : à chaque guerre, des milliers de combattants reviennent sains et saufs.

 

✵ ✵

 

Je me garderai d’insister sur le danger psychologique de ce triste état de choses : il est précis, colossal, monstrueux ; l’individu qui revient d’une guerre a, obligatoirement, plus ou moins l’idée qu’elle n’était pas dangereuse. Ceci concourt à l’échec de la suivante, et ne fait pas prendre au sérieux les guerres en général. Mais ce ne serait rien. Le combattant qui ne s’est pas fait tuer garde en lui-même une mentalité de raté ; il aura à cœur de compenser cette déficience et contribuera donc à préparer la suivante ; or comment voulez-vous qu’il la prépare bien, puisqu’il s’est tiré de la précédente et que par conséquent, du point de vue de la guerre, il est disqualifié ?

Mais je le répète, je ne traînerai pas sur l’aspect intérieur de la chose. Le côté social est plus grave. Voici, Magnificence, ce à quoi l’on fait du mien, de nos impôts, de nos efforts. Voilà ce que l’on fait du travail de ces dizaines de milliers de braves ouvriers qui, du matin au soir, d’un bout de l’année à l’autre, s’épuisent à tourner des obus, à fabriquer, au péril de leur vie, des explosifs dangereux dans des établissements pleins de courants d’air, à monter des avions qui, eux non plus, ne devraient pas revenir mais qui reviennent parfois. On m’a cité le cas. La vie blesse.

Oh, qu’une bonne partie de la responsabilité de tout ceci incombe à l’ennemi, cela, Magnificence, je n’en disconviens pas. C’est grave, certes. L’ennemi, lui non plus, ne fait pas son devoir. Mais tout de même, reconnaissons que nous essayons de le gêner. Un ennemi un peu aidé nous détruirait jusqu’au dernier. Or, loin de l’aider, nous lui donnons dans le nez de l’arme rouge, de l’arme blanche, du mortier, du canon, de la bombe variée, du napalm ; si parfois, comme en 1940, nous usons d’une tactique neuve, tentant de l’induire à courir très vite pour tomber à la mer, emporté par son élan, reconnaissons que de tels exemples sont rares et qu’en 1940, en tous cas, la technique n’était pas au point puisque nous n’avons pas sauté dans l’eau les premiers pour l’attirer à notre suite.

 

Mais quoi !… à chaque guerre, le même phénomène navrant se reproduit : on engage, en masse, des amateurs. La guerre, pourtant, ce n’est pas  n’importe quoi ; c’est fait pour tuer les gens et ça s’apprend. Or, que se passe-t-il ? Chaque fois, dans les deux camps, au lieu de confier à des mains professionnelles l’infinité de tâches délicates qui concourent à la réussite des belles campagnes, on embauche des milliers de manœuvres non spécialisés et on les fait instruire par des guerriers professionnels âgés ou de grade inférieur, donc qui ont raté une guerre précédente. Comment veut-on que l’esprit des recrues — et certains ne demanderaient pas mieux que de se dévouer à la cause de la guerre — acquière les qualités nécessaires à la réalisation parfaite d’une guerre idéale ? Sans nous y attarder, ne faisons qu’effleure au passage le terme « mobilisation ». Croyez-vous que le dessein du législateur, en employant ce mot, ait été, justement d’ « immobiliser » les mobilisés dans les casernes ? Pour moi, éclairé que je suis déjà par mes réflexions, la contradiction ne saurait surprendre ; elle procède purement et simplement de l’esprit de sabotage entretenu par les survivants des guerres passées.

 

Imaginons, par un vol majestueux de l’esprit — et celui de Votre Magnificence a l’envergure apte à ces élans immenses — une guerre réussie. Imaginons une guerre où toute les munitions sont épuisées, tous les ouvriers à court de matières premières, tous les soldats et tous les chefs abattus — et ceci de part et d’autre, dans les deux camps. Ah, je le sais bien, tel résultat exigerait une minutieuse préparation ; et l’on vous déclare les guerres avec une légèreté, une désinvolture, qui rendent irréalisable cette guerre idéale en vue de laquelle , contre toute espérance, nous continuons — et nous continuerons — de verser notre obole quotidienne. Mais imaginons, Magnificence, imaginons ce combat dont pas u combattant ne réchapperait ! Voilà qui serait résoudre le conflit. Car un problème ne se pose pas, Votre Magnificence sait qu’on le pose. Il n’est que de supprimer cet « on ». De même, un conflit sans combattant n’est plus un conflit, et il ne survit jamais à leur disparition.

 

 

…/…

Boris Vian / Lettres au Collège de Pataphysique