J'AI
Par domcorrieras, le jeudi 8 octobre 2015 - Poèmes & chansons - lien permanent
Quand je me vois, quand je me palpe,
moi Jean sans Rien hier encore,
et aujourd’hui Jean avec Tout,
aujourd’hui, avec tout,
je tourne les yeux, je regarde,
et je me vois et je me palpe
et m’interroge : « est-ce possible ? »
J’ai, voyons un peu,
j’ai le plaisir de m’avancer dans mon pays,
maître de tout ce qu’il y a en lui,
regardant là bien près ce qu’autrefois
je n’ai pas eu et ne pouvais avoir.
Je peux dire le sucre,
je peux dire les monts,
je peux dire la ville,
dire l’armée,
à moi déjà et pour toujours, à toi, à nous,
comme l’immense éclat
de l’éclair, de l’étoile, de la fleur.
J’ai, voyons un peu,
j’ai le plaisir d’aller
moi, paysan, ouvrier, homme simple,
j’ai le plaisir d’aller
(c’est un exemple)
dans une banque et de parler à l’administrateur
non en anglais,
non en « monsieur »,
mais de lui dire compagnon comme on le dit en espagnol.
J’ai, voyons un peu,
qu’étant un noir
nul ne peut m’empêcher
de franchir la porte d’un dancing ou d’un bar.
Ou bien au bureau d’un hôtel
me crier qu’il n’y a pas de chambre,
une petite chambre et non pas un palace,
une petite chambre où je puisse me reposer.
J’ai, voyons un peu,
qu’il n’y a plus aucun gendarme
qui m’empoigne et me boucle dans une caserne
ou qui me soulève et me jette hors de ma terre
au beau milieu de la grand’route.
J’ai que… de même que j’ai la terre j’ai la mer,
country, non,
high-life, non,
tennis, non, yachting, non ;
la mer de plage en plage, de vague en vague,
bleu, géant ouvert, démocratique :
bref, la mer.
J’ai, voyons un peu,
que j’ai déjà appris à lire,
à compter,
j’ai que j’ai déjà appris à écrire,
à penser
et à rire.
J’ai que j’ai maintenant
où travailler
et où gagner
ce qu’il me faut, oui, pour manger.
J’ai, voyons un peu,
j’ai ce que je devais avoir.
Nicolas Guillèn, poète cubain (Camagüey, 10 juillet 1902 - La Havane, 16 juillet 1989) /
publié dans la revue L’ARC - N° 23, automne 1963