« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

J'AI

 

 

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Quand je me vois, quand je me palpe,

moi Jean sans Rien hier encore,

et aujourd’hui Jean avec Tout,

aujourd’hui, avec tout,

je tourne les yeux, je regarde,

et je me vois et je me palpe

et m’interroge : « est-ce possible ? »

 

J’ai, voyons un peu,

j’ai le plaisir de m’avancer dans mon pays,

maître de tout ce qu’il y a en lui,

regardant là bien près ce qu’autrefois

je n’ai pas eu et ne pouvais avoir.

Je peux dire le sucre,

je peux dire les monts,

je peux dire la ville,

dire l’armée,

à moi déjà et pour toujours, à toi, à nous,

comme l’immense éclat

de l’éclair, de l’étoile, de la fleur.

 

J’ai, voyons un peu,

j’ai le plaisir d’aller

moi, paysan, ouvrier, homme simple,

j’ai le plaisir d’aller 

(c’est un exemple)

dans une banque et de parler à l’administrateur

non en anglais,

non en « monsieur »,

mais de lui dire compagnon comme on le dit en espagnol.

 

J’ai, voyons un peu,

qu’étant un noir

nul ne peut m’empêcher

de franchir la porte d’un dancing ou d’un bar.

Ou bien au bureau d’un hôtel

me crier qu’il n’y a pas de chambre,

une petite chambre et non pas un palace,

une petite chambre où je puisse me reposer.

 

J’ai, voyons un peu,

qu’il n’y a plus aucun gendarme

qui m’empoigne et me boucle dans une caserne

ou qui me soulève et me jette hors de ma terre

au beau milieu de la grand’route.

 

J’ai que… de même que j’ai la terre j’ai la mer,

country, non,

high-life, non,

tennis, non, yachting, non ;

la mer de plage en plage, de vague en vague,

bleu, géant ouvert, démocratique :

bref, la mer.

 

J’ai, voyons un peu,

que j’ai déjà appris à lire,

à compter,

j’ai que j’ai déjà appris à écrire,

à penser

et à rire.

 

J’ai que j’ai maintenant

où travailler

et où gagner

ce qu’il me faut, oui, pour manger.

J’ai, voyons un peu,

j’ai ce que je devais avoir.

Nicolas Guillèn, poète cubain (Camagüey, 10 juillet 1902 - La Havane, 16 juillet 1989) /
publié dans la revue L’ARC - N° 23, automne 1963