« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Nous rentrerons à pied

 

 

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    Enfin, j'aurai connu une histoire d'amour. Il est vrai qu'elle fut celle des autres. Mais ma cabine s'en trouve éclairée pour le reste de la traversée et j'évite désormais de poser des objets incongrus sur la couchette du haut, que Maxime Aigueparse a occupée quelques semaines, avant de se décider à mettre sac à terre. 

    Ma position, par 75° de longitude ouest et 55° de latitude sud, indique que je me trouve à la hauteur de la Patagonie. En me dévissant hors de l'écoutille, j'aperçois la tour Eiffel à moins de cinq cents mètres. 

 

    Lorsque j'ai rencontré Maxime, je vivais depuis six mois dans les conditions d'un tour du monde à la voile en solitaire, à bord d'un cotre gréé en ketch, amarré pour toujours au quai de la Conférence, où les plaisanciers sur la Seine laissent hiverner leurs bateaux. J’avais rompu avec les prises de courant disposées sur la berge et toutes les sollicitations du confort. Je n'étais plus relié au train de l'univers que par les bulletins de la 

météo, les émissions radiophoniques à l'usage des navigateurs, les éditions spéciales des journaux, humidifiées par l'évocation des cyclones et des typhons. Au rapporteur et au compas, je présumais ma route sur le cachemire grisâtre des cartes marines, tenant compte des fonds, des courants et des alizés. Quand les péniches, pointant du nez dans la remontée du fleuve, défilaient devant mon hublot, j'avais l'impression d'avancer. D'autant plus qu'eIles me concédaient un léger clapotis. 

 Par petit temps, il m'arrivait de ne parcourir sur la carte qu'un mille dans la journée. Car je n’évaluais plus les distances qu’en milles, même celle qui me séparait des Folies Bergères, où mon travail de machiniste m'obligeait à manœuvrer de vrais cordages. Mais je n'adressais la parole à personne et me refusais les facilités de la cantine. Par gros temps, ou si l’on signalait un vent de force 7 à l’endroit où je me retrouvais, renonçant à brancher le pilotage automatique, je me faisais porter malade. Une fois que je franchissais le « Fortieth Roaring », le rugissant quarantième parallèle, je dus rester quinze jours sans monter sur le pont. La provision d’eau s’épuisait, les vivres virent à manquer. A l’escale suivante, da la rue du Bac, que j’atteignis, hâve et dépenaillé, j e me fis livrer un quintal de conserves, qui attirèrent sur moi l'attention des épiciers. On ne tarda pas à m'appeler «le mythomane du quai de la Conférence ». Aujourd'hui encore, je crains qu'on ne me prenne pour un misanthrope ou un original délibéré: cette croisière consacre simplement cinquante années de célibat, avant que je m'élance sur le déversant flamboyant de mon âge, avec des économies accrues. Et puis j'aime la mer et ses rites obligés, non les habitudes déménagées qu'imposent les voyages. Un peu plus aventureux, je me serais fait jardinier. 

    Ce soir-là, où je mouillais au large de Sidney, j'avais décidé de tirer une bordée carabinée dans George's Street. Poussant la porte du Honeymoon Bar, je me retrouvai devant le comptoir du Courrier de Lyon. Mes éclipses, entrecoupées de goguettes abusives, avaient un peu éloigné de moi mes anciens compagnons de bistrot. En la circonstance, ils s'ouvrirent pour me faire les honneurs d'un nouveau venu de marque : l'international de rugby Maxime Aigueparse, occupé à jouer aux cartes, installé là comme chez lui. 

    Je reconnus aussitôt ce visage plein d'excitation, malgré les mâchures d'une fatigue profonde. Je gardais de lui un jeu d'images qui le montrait, entre deux trains, sous le maillot ou le blazer civil de l'équipe de France, dans le cœur de l'hiver, lorsqu'il venait passer quelques moments avec nous et s'en trouvait bien. Il avait été adopté, comme on peut l'être par une rue parisienne, qui accueille volontiers la célébrité apprivoisée. Ce gal qui me situez pas. Tel que vous me voyez en ce moment, je suis en rade de Sydney.

    Ce propos parut l'enchanter : « J’ai connu l'Australie avec l'équipe de France. C'était en fin de tournée, quand nous rentrions de la Nouvelle-Zelande, généralement battus et perdus, avec nos sacs bourrés de points de pénalité et de petits objets. Le Cricket Ground de Sydney nous semblait vaste et reposant car il etaIt à moitié vide, les indigènes préférant le jeu à treize. J'en profitais pour voir du pays. J'ai poussé jusqu'à la Grande Barrière, paradis périlleux du corail, où j'ai plongé. La baie de Sidney est majestueuse. Un pont la traverse, à grandes enjambées, qui porte un chemin de fer. Rien qu'en ouvrant les yeux, on a l'impression de se déplacer à tous les étages de soi -même... Vous devriez vous dépêchez de finir votre verre, parce que les pubs ferment très tôt ... Là-bas, à partir de onze heures du soir, les clients enfouissent dans le sol des restaurants de nuit leurs boissons alcoolisées: on les voit, ensuite, ramper à quatre pattes pour retrouver leur bien. Nous n'étions pas les derniers, dans cette course au trésor ... » 

    Je lui proposai un lit à bord. Il n'avait pas de bagage. Je lui prêtai un chandail de matelot.

 

    Chaque soir, le jeune homme venu de Saint-AureIl racontait le monde au navigateur immobile. Il partageait mon mode de vie, qui l'amusait. «Au moins, ici, on ne viendra pas me chercher. Quelle est la position aujourd’hui ?

    — 170° Est par 33° Sud. Nous devrions apercevoir Auckland. » La Nouvelle-Zélande tout entière envahissait notre cabine et la place de la Concorde, dont les feux excitaient les fleurs tendres des marronniers s'en trouvait rétrécie. Maxime, en compagnie des Maoris, avait chassé les puffins, les petits oiseaux aux pattes fuselées, dans l'île Stewart, au mois d'avril, comme maintenant. Et nous avions l'air un peu niais, les jambes pendantes, à boire de la bière en boîte, la bouche pleine d'histoires. 

    J'appris qu'un matin, sans avis officiel, en donnant la dernière impulsion à la perche prolongée d'un crochet qui soutendait le rideau de fer de sa vitrine, Maxime Aigueparse avait reçu de plein fouet la nouvelle dont il attendait depuis quelque temps la confirmation avec une impatience amère : de l'autre côté de la place, à la terrasse du café-bar Le Coup-Franc, vingt journaux, déployés parallèlement, proclamaient qu'il ne faisait plus partie de l'équipe de France de Rugby. Maxime marqua un pas de retrait vers les profondeurs de la boutique, d'où il revint porteur d’une affichette, fraîchement calligraphiée: « Nous avons reçu du poil à gratter.» Ensuite, il s’ingenia a disposer le plateau d'un petit déjeuner pour Madeleine, son épouse,  qui dormait encore à l’étage au-dessus. Il calcula qu’il venait d’avoir trente ans et que, pour la première fois depuis leur mariage il passerait les vacances avec sa femme. En revanche, il négligea cette évidence qu'il continuerait d'ignorer tout du Japon, vers lequel ses compagnons allaient s'envoler sans lui, au début du mois d'août. Pour cette année, les plages des Landes et de la vie quotidienne lui seraient un champ d'exploration suffisant. Il le dit à Madeleine, qui se mit aussitôt a pleurer, les yeux fermés. 

    Lorsqu'il n'était plus resté, à Saint-Aureil, aucun bureau de tabac, aucun bIstrot, aucun magasin d'articles de sport, à attribuer aux joueurs de l'équipe première, les dirigeants du Stade Aurélien avaient tout naturellement songé à restaurer l'ancien stand de Farces et Attrapes de la place des Sablions à l'intention du cadet des frères Aigueparse, dont les talents, reconnus à travers tous les terrains, rattachaient chaque semaine cette modeste sous-préfecture au système nerveux du monde, Cette raison sociale lui allait bien au teint. Elle posait une touche légère sur son existence et contribuait davantage encore à conduire à lui la jeunesse et les joyeux drilles. 

    Madeleine était une femme sans grands défauts, souvent perdue dans des rêveries littéraires, et qui n'offrait que peu de prise. Elle n'avait pas cette vocation matriarcale qui instaure la femme du champion, absent ou requis, dans la dignité de vestale, et lui confère le gouvernement absolu de l'entreprise et des enfants, La prospérité intermittente de la boutique était suspendue à la magie amicale de Maxime. Pour les enfants ils avaient dû très tôt se résigner à n’en pas avoir.

    Ainsi, ce garçon aérien, boulevardier de nos nuits, ce soleil qui avait tourné autour de la terre, ce baladin des cinq continents savait-il que lorsqu'il rangeraIt ses chaussures à crampons, son horizon se limiteraIt strictement à la grand'rue de Saint-Aureil et à la place des Sablions, qu'il finirait par se confondre avec la masse hébétée de ses concitoyens. 

    C'est un étrange destin que celui de ces grands passagers du sport, pour qui la planète, puis l'Europe, puis la France, se mettent soudain à rétrécir comme la peau de chagrin et qui, se réveillant un beau et triste matin, ne sont plus que de leur village, 

    Le sport est sans doute la seule discipline humaine où la fleur de l'âge se fane sur pied, où les testaments se font à trente ans. C'est un canton où les monstres sacrés n'ont pas droit de cité. Encore faut-il que la mort du champion coïncide avec la naissance de l'homme. Cette reconversion, ce double démarrage qui lui est nécessaire pour accomplir totalement sa vie est délicat. Et pour passer de Maxou à Maxime, quelle agonie tumultueuse, quelle insidieuse ménopause ! 

    — Quand Madeleine a été tout à faIt réveillée, dit sombrement Aigueparse, elle a murmuré: «Mon pauvre vieux.» Croyez bien que je n'en faisais pas une affaire d'amour-propre. Mais une vaste panique, à la mesure de tout ce que j'avais connu durant dix ans, m’a sasi. Je me suis vu, sous le regard des autres (et sachez qu'on passe le temps à se regarder, à Saint-Aureil) je me suis vu fixé dans l'ivrognerie et l'obésité à la terrasse du Coup Franc) les enfants détournés de moi par de nouveaux élans, les vétérans essayant de m'embobiner dans le fil d'une interminable veillée. Un jour qu'un camion routier s'était arrêté pour faire le plein chez mon frère, j'ai sauté dedans, comme j’etaIs. 

    — Et Madeleine? 

    — Je ne savais pas comment lui expliquer. Je lui ai écrit une longue lettre, elle n'a pas répondu. Le téléphone, non plus. L'adresse du Courrier de Lyon lui aura semblé bizarre. Elle doit croire que je fais la bringue. Les autres, aussi. Peut-être même avec des filles. Les langues doivent aller bon train. 

    — Pour votre femme, il faut rentrer. 

    Le désarroi réapparut sur son visage, comme si on le menaçait de le priver du monde et de son infini. 

    — Je ne sais pas quand. C'est plus fort que moi : Je ne peux pas me déprendre de tout cela ... 

    Il eut un geste vague à l'adresse de Paris, dont il ne percevait que le ronronnement amplifié par la tranchée du fleuve. Ensuite, il s'égara dans des évocations britanniques où je le suivais sans peine ayant jadis accompagné certains de ces déplacements. Ce fut Lansdowne Road, en Irlande d’abord réduit aux dimensions d'un terrain de jeu, entouré par des écoliers qui chantent Old soldiers never die, «les vieux soldats ne meurent jamais ». Puis les cornemuseux, tout de noir vêtus, ne tardèrent pas à faIre leur apparition, ainsi que les nuages migrateurs, nuées où baigne Dublin, qui renouvellent sur la pelouse un manteau permanent d'arlequin. Même la traditionnelle locomotive haut-le-pied était là, qui semble mener un va-et-vient sur le toit des tribunes durant les quatre-vingt minutes de la partie. Le reste trouvait son prolongement dans le souvenir qui nous trimbalait sur les bords de la Liffey, rivière pudique comme une rosière qu'on aurait contrainte à faire le trottoir, au zoo où des yeux mauves fleurissent au cœur des élégances foraines, le long des docks, enfin, où l'innombrable flotte des bières Guiness jauge ses précieux tonneaux couleur de tourbe sous un ciel habité par le cri rouillé des dragues et des mouettes. Plus tard, à Twickenham, dans la banlieue de Londres, je reconnus, pudique et furtive, la longue file rubiconde des gentlemen de quinze heures moins le quart qui font des lavatories de La Mecque du rugby le plus haut lieu de la compétence joviale en matière de vessie, sous quelque forme que ce soit, et surtout ovale. Là surgit, débusquée dans la foule, la silhouette d'un vieilard effaré tel un oiseau de nuit sous un chapeau haut de forme enrubanné de UnIon-Jack. Ailleurs, quelques contestataires, qui tentaient d'ériger un lopin de gazon en annexe d’Hyde-Park, se trouvèrent refoulés à grands coups de tétons par ces mammifères débonnaires que sont les policiers de la rue londonienne. Enfin, la prairie elle-même nous fut donnée, impatiente et vide, dans l'écrin sans fioritures des hangars majestueux qui lui servent de tribunes. Quelque part, des fanfares disparates exécutaient de vieux airs, enluminés par l'évocation du punch et d'une branche de houx. Noël n'est jamais loin en Angleterre et de nombreux ancêtres se parcheminaient, effectivement, sous leurs plaids, drapés dans une dignité de caciques qui garantissait l'orthodoxie de la cérémonie. 

    — Je vous parlerais bien du Cap, quoique je n'aie joué que devant les immenses falaises de verdure de Johannesbourg, dit Aigueparse. Mais j'aimais me recueillir en ce point de la baie de la Table où l'on distingue d'une façon tangible la ligne de partage des eaux où s'entremêlent l'océan Atlantique et l'océan Indien. Car, je vous le répète, ce n'est pas la vanité d'avoir fait chanter le coq gaulois qui va me manquer désormais, c'est l'aubaine des paysages et des rencontres que provoque une vie élargie. J'étouffe déjà à Saint-AureIl, dans une peau dont chaque ride m'est prévisible. C'est pourquoi mon voyage préféré était peut-être le plus court, quand le match avait lieu au stade de Colombes. A ParIs, je ne laissais rien perdre de l’enrichissement. J’aimerais retourner à Colombes... Dès que. vous estimerez que nous pouvons toucher au rivage. 

    Le pèlerinage à Colombes lava Maxime de quelques enfantillages. Les lointains d'Argenteuil aux peupliers embrumés par les fumées d'usines, le plat vaisseau de béton et de ferraille, certains fantômes amicaux, le remirent sur des rails raisonnables. Aux gamins des gardiens qui l'avaient reconnu et lui demandaient de signer des bouts de papier, il répondit «Non, non, tout ça, c'est bien fini.» Le soir même, après s'être rasé, il se faisait conduire à la gare d'Austerlitz. J'avais aimé partager avec lui ce temps dérobé à l'histoire et à la géographie. 

    Une heure plus tard, il me réclamait la passerelle et regagnait le bord. 

    — Je n'ose pas retourner là-bas, dit-il, je suis allé trop loin. Il faudrait que vous, vous voyiez Madeleine, que vous la prépariez, lui disiez que nous n'avons rien fait de mal. Elle est capable d'accès de fierté très violents et de sursauts de colère ; elle a du sang espagnol.  

    — Très bien, lui dis-je, je partIraI demain. Je vous confie la barre. 

 

    Le chemin de fer ne va pas jusqu'à Saint-Aureil. Il faut prendre à Limoges un car qui épouse les méandres du cours de la Gloutonne. Les usagers n'ont d'yeux que pour des mirages de truites et d'emblavures précoces dans les champs du voisin. En ville, je ne retiens pas de chambre. Ainsi, ai-je davantage le sentiment d'être du parti de l'exilé. Mais mon cœur ne peut s'empêcher de battre à la pensée de mettre mes pas dans les siens. Désireux de cueillir sur l'arbre le sublime et le légendaire, il nous faut bien aller les chercher là où ils ont trouvé leur dernier refuge : sur les stades, au pied des clochers. Je ne tarderai pas à m'apercevoir que le bourg respire par Aigueparse. Pour l'instant, il semble asphyxié sous une torpeur apéritive, tandis que je me dirige vers la maison de Madeleine, criblé par des regards qui ont décelé en moi le parisien. Je m'attends à trouver une femme jeune et jolie, un peu noiraude, aux traits durs. Je lui remontrerai qu'elle a épousé un enfant, qui a tout son avenir devant lui, que le passé est une anecdote et que, même si Maxime n'avait pas touché un ballon ovale de sa vie, c'est avec le cœur de sa mère, qui ne l'avait jamais vu sur un terrain, qu'il fallait continuer de l'aimer pour l'être rayonnant qu’on connaissait, étant entendu que c'est parce qu'il était cet homme-là, tous les jours, qu'il se montrait ce joueur-là dans l'après-midi privilégiée des matches.

    La maison était close, par de lourds volets de bois écaillé sur la devanture, par des stores bariollés à l’étage. En vain, je frappai, je sonnai. Je m'aperçus que la boîte à lettres débordait. 

    — Ils sont partis, dIt un petit garçon qui rôdait sous le Jeune soleil de a place des Sablions. On ne trouve plus d’amorces nulle part. Je veux qu’ils soient rentres pour les fêtes. 

    Les fêtes ? On n’avait que ce mot à la bouche, sur le trottoir d’en face, au Coup Franc où je m'appesantis devant M. Pierrot Lestrade, le patron. 

    — C’est très joli les lunes de miel de bohémiens, mais enfin, ça n'a qu'un temps, grommela celui-ci. Maxou, il n'a guère que les six jours du Carnaval pour faire son année. Encore heureux qu'ils ne se soient pas débinés sans prévenir en pleine saison de rugby ! 

    Mais, dans l'assistance, le ton était affectueux. Je m'aperçus que, pour les habitants de Saint-Aureil, Maxime Aigueparse, malgré les vifs coups de sabre qu'il donnait dans la vie, possédait la mémoire du cœur et qu'il faisait bon habiter, être enfoui dans cette mémoire-là. Il paraissait qu’on y faisait l'objet des plus rares attentions. Prodigue à la folie, serviable envers chacun, il n'avait pas son pareil pour rameuter des partenaires en vue d’une réunion de bienfaisance ou pour exercer la charité la plus secrète, avec une prédilection pour les bonshommes pittoresques qu'il décelaIt avec un goût très sûr et un humour attendri. Les derniers temps, il entretenait un jockey désœuvré, auquel il remettait chaque jour une enveloppe. 

    — Les affaires vont mal, me dIt cet orphelin. Avec l'Espagnole, allez savoir quand ils rentreront, c'est un petit ménage qui trottine bIen. 

    Je renonçai à révéler que les deux éléments du couple ne «trottinaient» pas exactement ensemble et que le véritable disparu des deux n'était pas celui qu'on croyait. 

    Plus déconcertante était la vision que j'emportais de l'athlète. S'il portait ses bas de laine sur ses talons, signe qui annoncerait chez tout autre l'imminence de la crampe, c'était par un dédain des vains accessoires, qui s'étendait jusqu'aux banquets et aux discours officiels. Il se présentait d'ailleurs le plus souvent dans les vestiaires avec seulement une paire de chaussures et une serviette-éponge, quand il ne les oubliait pas en route.

 

    Retournant à bord de mon bateau, j'y trouvai un Aigueparse prêt à accueillir les objurgations que j'allais lui faire. Déjà l'arrière-plan pharamineux de Paris s'estompait derrière la découverte qu’il avait faite, sur la rive gauche, d'une boulangerie. où l’on travaillait le pain à la main. La vocation qui le poussait, aux petites heures, contre les soupiraux ouverts sur les pétrins, lui rendait ses racines profondes : 

    — J’ai été mitron dans ma jeunesse. J’en ai gardé le souvenir d’odeurs ineffables. Premier pétrissage à onze heures du soir. A minuit, premier façonnage. A 0 h 30 première fournée, pour les collectivités. Vers deux heures les pannetons… Vous viendrez avec moi, vous sentirez la vie. 

    — La vie ne sent plus rien pour vous lui dis-je, Madeleine est partIe. Pour tout Aureil, vous refaites votre voyage de noces. Et l'on vous attend pour les fêtes du Carnaval, votre affaire en déroute ... 

    — Je n'aurai pas tardé à être un homme murmura-t-il. Dans combien de temps, le prochain train? 

    — Vous ne pouvez pas agir ainsi. Pensez à ce que diront les gens ! Madeleine a bien de la famille. Ecrivez-lui. 

 

    Je revenais des Folies Bergère. On voyait de gros lilas miraculeux promis à des danseuses. Entre le cockpit et le roof, j'aperçois la tache claire d'une enveloppe. Le facteur vient peu jusqu'à moi. Seuls, quelques intimes savent où adresser leurs appels ou leurs murmures. C'est une lettre, la première, de Maxime Aigueparse. 

    Il me dit la tendresse infinie où il baigne et que l'angélus de Saint-Auriel n'arrête pas de retentir dans son âme. Madeleine n'a jamais déserté la maison. Le jour de sa fuite, devinant au-delà de son inquiétude, elle a accumulé furtivement quelques provisions, puis s’est enfermée en n'ouvrant à personne pour ne pas ternir l'image proposé d'un bonheur arrivé à maturité. 

    Je rentrais par le car du soir, écrivait Maxim (ou Max), quand le faisceau d'une lampe électrique déchira la nuit. Je découvris Madeleine entre deux châtaigniers. Elle était belle et pâle. Je lui fis signe de monter ; elle m'appela dans la pénombre, je descendis sans explications.  

    — Comme cela, dit-elle, nous rentrerons à pied. 

    Il y avait moins d'un kilomètre à parcourir. Un quart d'heure plus tard, dans la foule des masques et pour la joie des enfants, on vit s'avancer à travers le Carnaval un ménage radieux, à visage découvert. Ces tempêtes ne laissent pas de traces. 

 

    Demain, si tout se passe bien, j'aurai franchi le Cap-Horn.

Antoine Blondin / Quat’ saisons / Le Printemps