« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Ce pays

 

 

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Dans la rue du Taur j’étais assise dans ce bar et ça riait et moi aussi en regardant mon verre de picon bière j’ai cru qu’il me souriait et je me suis mise à rêver

 

La nuit était tombée et les petits chats filaient de flaque en flaque rejoindre quelque organisation cachée, secret qu’ils partageaient avec moi et que je voulais garder. Mon ami me guidait et me montrait le nom de ces rues que je connaissais

 

Je les avais lues dans ce livre et on y avait dit que, dans les recoins les garages abandonnés, on y avait caché des armes. Je me disais la nuit les briques sont peintes du sang qui a séché depuis et les pas sonnaient comme ceux des bandits dans les livres que je lisais

 

Mon ami me dit il faut acheter du vin, et moi je voulais suivre la piste des chats qui n’avaient pas peur de la pluie glaciale dans les rues étroites toutes lavées d’un vieux sang chaud

 

Je me disais cette chaleur oubliée c’est celle du cœur de l’Espagne qui frappe sous la terre pour éventrer l’asphalte et je rêvais sous la pluie à la violence du soleil d’Espagne qui creuse les yeux déments, ceux de mon ami qui s’écriait de rancœur

 

je ne suis pas un salop et tu n’es pas une salope ! et je lui ai dit je ne suis qu’un outil et je n’ai que le droit de choisir qui m’usera alors il m’a répondu tu as l’âme aussi noire que ce vin que je bois

 

et moi je n’étais plus dans cette rue et je pensais au tisonnier près d’un feu à même les carreaux rouges et suie d’une ferme dans la montagne et je voyais la ferme toute en longueur à deux étages nichée au creux d’une vallée écrasée par le soleil écarlate et je me disais

 

tu confonds celle-là c’est celle du Piémont ; et je me disais qu’importe car ce pays c’était celui des rêves et des mythes c’est celui qui glisse dans l’ombre de la montagne et de l’Espagne derrière qui a du sang sur les cornes et qui dégueule son flot de révoltes

 

et je me disais je ne suis qu’un outil et ici je sens de l’épique

je sentais que je voulais y brûler comme ce tisonnier dans la ferme des Pyrénées et dans le cœur chaud et sauvage du feu j’ai vu l’ambre de mon picon bière qui était resté face à moi et les rires étaient les mêmes mais les chats m’avaient laissée et je ne savais plus les retrouver

 

alors j’ai pris mon verre qui ne souriait plus et je me suis demandé si on y avait mis du poison

Léa-Nunzia Corrieras - Mars 2015