« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Métro

 

 

 

 

… / …

 

 

       Le Monsieur. — On peut toujours dérailler, jeune homme, oui, maintenant je sais que que n’importe qui peut dérailler, n’importe quand. Moi qui suis un vieil homme, moi qui croyais connaître le monde et la vie aussi bien que ma cuisine, patatras, me voici hors du monde, à cette heure qui n’en est pas une, sous une lumière étrangère, avec surtout l’inquiétude de ce qui se passera quand le premier métro passera, et que les gens ordinaires comme je l’étais envahiront cette station ; et moi, après cette première nuit blanche, il va bien me falloir sortir, traverser la grille enfin ouverte, voir le jour alors que je n’ai pas vu la nuit. Et je ne sais rien maintenant de ce qui va se passer, de la manière dont je verrai le monde et dont le monde me verra ou ne me verra pas. Car je ne saurai plus ce qui est le jour et ce qui est la nuit, je ne saurai plus quoi faire, je vais tourner dans ma cuisine à la recherche de l’heure et tout cela me fait bien peur, jeune homme.

       Zucco. — Il y a de quoi avoir peur, en effet.

       Le Monsieur. — Vous bégayez, très légèrement ; j’aime beaucoup cela. cela me rassure. Aidez-moi, à l’heure où le bruit envahira ce lieu. aidez-moi, accompagnez le vieil homme perdu que je suis, jusqu’à la sortie ; et au-delà, peut-être.

 

 

       Les lumières de la station se rallument.

       Zucco aide le vieux monsieur à se lever et l’accompagne.

       Le premier métro passe.

Bernard-Marie Koltès / Roberto Zucco (extrait scène VI - Métro)