« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

À l'est du fleuve

 

 




 

 

 

       Il y a une estampe que j'adore. Elle n'est pas l'œuvre d'un des grands maîtres de l'ukiyo-e, Hiroshige par exemple, ou Hokusaï, ou Utamaro, mais fut réalisée par l'homme que l'on considère comme le tout dernier maître de l'école du Monde flottant, Kobayashi Kiyochika. Elle représente un homme et une femme marchant le long de la digue de Mukojima. On voit les frêles cerisiers sur la digue de la Sumida, les lumières d'Imado reflétées dans l'eau de l'autre côtè, et dans le lointain, pas le grand Fuji. mais le petit mont Matsuchi. Tout cela est noir, gris et jaune, crépusculaire et nocturne, peut-être la fin d'une journée de pluie — on peut presque sentir la pluie dans l'estampe. 

       Nagaï. Kafu a parlé sur un ton nostalgique de ce quartier de Tokyo: « À l'ère Meiji, écrit-il, les gens n'étaient pas rares qui aimaient Mukojima et avaient là leur maison et leur jardin. Après l'inondation du début du mois d'août 1910, cependant, presque tout le monde partit ... Au cours des temps changeants écoulés depuis lors, tandis que les faubourgs de la ville reculaient, les cerisiers qui bordaient la rivière sont morts l'un après l'autre. »

       Nagaï Kafu — Kafu le Scribouilleur, comme il aimait s'appeler — chanta le chant du cygne du vieil Edo, dont il connaissait chaque centimètre carré, surtout la Ville basse (Shitamachi) : « Depuis que j'étais enfant, j'ai toujours aimé marcher à travers la ville. » Personne mieux que lui ne sait évoquer les journées pluvieuses dans une maison au bord de la rivière, l'agréable amertume d'un thé bien infusé, la délectation tranquille que l'on éprouve à feuilleter de vieilles estampes en couleurs ou à tourner les pages de vieux livres dans une chambre imprégnée d'une légère odeur d'encens. Dans Pluie tranquille, il écrit: « J'avais été au Kyukyodo pour acheter cinquante des pinceaux que je préfère, ceux que l'on connaît sous le nom de "Mille paroles venues du coeur ", et deux paquets de bâtons d'encens, et au Kameya pour acheter deux bouteilles de vin blanc .. . » Et dans Nouvelles d'Okubo, il évoque « toutes les choses chères aux Japonais : réciter de mémoire ". un vieux poème approprié en savourant les nourritures et les boissons des quatre saisons dans des plats irréprochables, marcher le long d'une rivière pour aller rendre visite à un vieil ami pendant que la neige hivernale ou la pluie printanière tombe sur un parapluie japonais, contempler l'ombre des arbres sur le store en roseau de la fenêtre d'une maison tranquille ».

       Toutes ces choses devaient être approchées et appréciées « dans un état d'esprit libre, léger et sans complications », un état d'esprit que Kafu trouvait dans la poésie populaire d'Edo, dans le regard attentif qu'elle portait à la beauté des choses simples et ordinaires. Il recherchait cet état d'esprit également chez les prostituées qu'il fréquentait, préférant leur compagnie à celle de citadins et de citadines plus haut placés dans la société artificielle, vulgairement moderniste, qu'il voyait gagner sur ce qui restait encore à aimer et a savourer.

       À un certain moment, pour échapper au règne du clinquant, Kafu décida de s'installer à l'est du fleuve: « Mon déslr de me réfugler à Fukagawa était irrésistible », écrit-il dans le Chant de Fukagawa.

       À l'est du fleuve ...

       À cette notion d' « est du fleuve », et à sa résonance profondément poétique, Kafu devait consacrer l'un de ses plus beaux livres.

       Dans ce livre, cet Étrange Conte de l'est du fleuve, il cite (les citations font partie de ce genre de géographie mentale intime) un ouvrage de Yoda Gakkaï, érudit du XIXe siècle spécialisé dans l'étude du chinois, Vingt-Quatre Vues de la Sumida:

       « La longue digue serpente et vire. Elle se courbe pour former un arc depuis le sanctuaire d'Inari à Mimeguri jusqu'au Chomeiji. C'est là que les fleurs de cerisiers sont le plus denses. Et c'est là que, à l'ère Kan-ei, le seigneur Tokugawa lâcha ses faucons. Saisi de crampes d'estomac, il but au puits du temple, et fut guéri. Sur quoi il déclara : " Ceci est l'eau de chomei ", de la longévité. C'est ainsi que le puits fut baptisé puits de la Longévité, et le temple lui-même, temple de la Longévité. Quelques années plus tard, au même endroit, maître Basho écrivit un poème à la louange de la neige. Il est resté dans la bouche des hommes. »

       À cause du poème de Basho, ce temple, le Chomeiji, le temple de la Longévité, jouissait d'une telle popularité parmi les poètes de haïku qu'on en vint à le désigner familièrement sous le nom de « Haikudera », le temple du Haïku. Le poème de Basho, qui dit son admiration pour la neige qu'il voyait du bord de la Sumida, est gravé sur une pierre à l'intérieur de son enceinte.

       Rester dans la bouche des hommes, et dans l'esprit des hommes ...

       On trouve peu de vestiges culturels à Tokyo, et il n'y a pratiquement aucun monument littéraire (ceux qui existent sont discrets à l'extrême), mais la mémoire remonte loin, le passé est toujours présent dans les esprits, de sorte que pour connaître le Japon, et pour savoir ce que connaît le Japon, je commence à comprendre qu'il faut voyager mentalement. Un exemple. Le poète Ariwara no Narihara, exilé de Kyoto (l'histoire est racontée dans les vieux Contes d'Ise), vit une mouette sur la rivière Sumida et lui demanda, dans un poème, des nouvelles de la capitale. Voilà pourquoi la mouette est quelquefois appelée dans la poésie japonaise miaki-dori, l' « oiseau de la capitale » . Mais ce n'est pas tout. En 1928, un pont fut construit au-dessus de la Sumida. Il fut baptiKototoibashi, le «pont des Nouvelles », ce qui nous ramène onze siècles en arrière.

       De telles nouvelles nous importent toujours.

       Je connais un poème de Basho qui parle d'un pont. Il l'écrivit en traversant le Nouveau Grand Pont (Shin Ohashi) qui fut construit au-dessus de la Sumida quand il vivait à Fukagawa.

Le voici :

                     Foulant d'un pas vif

                     le givre du pont

                     je rends grâce au monde

Kenneth White / Les Cygnes sauvages