« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Il est doux et abrupt

 

 

 

 

 

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La mort est économe, la vie est dépensière. Il ne parle que de la vie, avec ses mots à elle : il saisit des morceaux de la terre, les assemble dans sa parole, et c'est le ciel qui apparaît, un ciel avec des arbres qui volent, des agneaux qui dansent et des poissons qui brûlent, un ciel infréquentable, peuplé de prostituées, de fous et de noceurs, d'enfants qui éclatent de rire et des femmes qui ne rentrent plus à la maison, tellement de monde oublié par le monde et fêté là, tout de suite, maintenant, sur la terre autant qu'au ciel.

C'est une pesanteur des sociétés marchandes — et toutes les sociétés sont marchandes, toutes ont quelque chose à vendre — que de penser les gens comme des choses, que de distinguer les choses suivant leur rareté, et les hommes suivant leur puissance. Le vertueux et le voyou, le mendiant et le prince, il s'adresse à tous de la même voix limpide, comme s'il n'y avait ni vertueux, ni voyou, ni mendiant, ni prince, mais seulement, à chaque fois, deux vivants face à face, et la parole dans le milieu des deux, qui va, qui vient.

Ce qu'il dit est éclairé par des verbes pauvres : prenez, écoutez, venez, partez, recevez, allez. Aucune de ces paroles à demi voilées, à demi données, dont l'obscurité permet aux maîtres d'asseoir leur maîtrise.

Il ne parle pas pour attirer sur lui une poussière d'amour. Ce qu'il veut, ce n'est pas pour lui qu'il le veut. Ce qu'il veut, c'est que nous nous supportions de vivre ensemble. Il ne dit pas : aimez-moi. Il dit : aimez-vous. Il y a un abîme entre ces deux paroles. Il est d'un côté de l'abîme et nous restons de l'autre. C'est peut-être le seul homme qui ait jamais vraiment parlé, brisé les liens de la parole et de la séduction, de l'amour et de la plainte.

C'est un homme qui va de la louange à la désaffection et de la désaffection à la mort, toujours allant, toujours marchant.

Il ne fait pas de l'indifférence une vertu. Un jour il crie, un autre jour il pleure. Il traverse tout le registre de l'humain, la grande gamme émotive, si radicalement homme qu'il touche au dieu par les racines.

Il est doux et abrupt. Il brise, il brûle et il conforte. La bonté est en lui comme une matière chimiquement pure, un diamant.

Son esprit est légèrement absent, et ce rien d'absence est sa matière d'être attentif à tout. Pris dans un chaos de désirs et de plaintes, serré par une foule qui se bouscule ses faveurs comme on voit des moineaux s'abattre en nuée sur un seul morceau de pain, il distingue très bien le frôlement d'une seule main sur un pan de son manteau, il se retourne aussitôt et demande qui l'a touché, qui lui a dérobé une part de sa force. La voleuse — car c'est bien-sûr une femme, car les femmes ont su très vite connaître en lui la plus grande intelligence vivante, l'intelligence du don, car les femmes ne se trompent pas sur la lumière qui sort de lui, c'est la même qui s'en va d'elles pour baigner les chairs de leurs enfants — la voleuse par amour est celle qui l'a sans doute le mieux entendu : prenez ce que je vous donne sans condition et, parce que je vous le donne absolument, il y en a absolument pour tous — ce qu'on partage se multiplie.

Il dit qu'il est la vérité. C'est la parole la plus humble qui soit. L'orgueil, ce serait de dire : la vérité, je l'ai. Je la détiens, je l'ai mise dans l'écrin d'une formule. La vérité n'est pas une idée mais une présence. Rien n'est présent que l'amour. La vérité, il l'est par son souffle, par sa voix, par sa manière amoureuse de contredire les lois de la pesanteur, sans y prendre garde.

 

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Christian Bobin / L'homme qui marche (extrait)