« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

PRIME

 

 

 

 

 

Simultanément, aussi silencieusement,

Spontanément, soudainement

Que, dans la gloriole de l'aube, les bonnes

Portes du corps s'ouvrent en coup de vent

À son monde derrière, les portes de l'esprit,

La porte de corne et la porte d'ivoire

Pivotent, se ferment, instantanément

Etouffent le nocturne tohu­bohu

De sa fronde rebelle, à sa sale mine

Et sale caractère, médiocre,

Désaffranchie, rendue veuve, orpheline

Par une erreur de l'histoire :

Rappelée d'entre les ombres pour être un point qui voit,

Et de l'absence pour être mis en montre,

Sans nom, sans histoire, je m'éveille

Entre mon corps et le jour.

 

Saint ce moment, tout à fait dans le vrai,

Où, en complète obéissance

Au cri laconique de la lumière, tout près

Et c'est un drap, pas loin et c'est un mur,

Et là­dehors, l'aplomb de pierre d'une montagne,

Le monde est présent, à l'entour,

Et je sais que je suis, ici, pas tout seul

Mais avec un monde et me réjouis

Sans trouble, car la volonté a encore à revendiquer

Ce bras adjacent comme mien,

Et la mémoire à me nommer, à reprendre

Sa routine, louange et blâme,

Et il me sourit, cet instant où

Le jour est encore intact, et moi

L'Adam sans péché à notre commencement,

Adam encore antérieur à tout acte.

 

Je respire ; c'est évidemment désirer

N'importe quoi, être sage,

Être différent, mourir, et le prix à payer,

N'importe comment, est le Paradis

Perdu, évidemment, et moi d'une mort redevable :

L'âpre crête, la ferme mer,

Les toits plats du village de pêcheurs

Encore endormi dans son anse,

Si frais, si ensoleillés soient­ils, ne sont pas encore des amis,

Rien que des choses sous la main, et cette chair toute prête

Pas un honnête égal, mais pour le moment ma complice,

Et mon assassin à venir, et mon nom

Représente ma part historique de souci

Pour une cité fille de ses œuvres et menteuse,

Qui a peur de notre vive tâche, l'agonie

Qui va réclamer le jour qui arrive.

 

W.H. Auden / Horae Canonicæ