« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

De la Poésie

 

 





Poésie, art de « faire ». Selon cette définition qui remonte à la science des Anciens, la Poésie tient sous son influence, par rayons droits ou obliques, tous les autres arts de l'homme. Faire veut dire: enfanter, donner l'être, produire ce qui, antérieurement à l'acte, n'était pas. Mais l'esprit qui formule une réalité si fondamentale ne peut s'empêcher de la contredire, par une nuance opposée; sans doute parce que, comme l'amour, la Poésie est soumise à une secrète interdiction. La Poésie, qui est pour les uns la chose la plus nécessaire, peut être aux yeux de beaucoup la chose décriée.

La Poésie est rare. Si elle paraît avoir passé, au cours de son histoire, par tous les rôles et travestissements, ici discours et là ornement, simple convention de cour ou de salon, c'est que, comme tout acte « inventeur », elle est très rare.

La Poésie est l'expression des hauteurs du langage.

Elle ne repose pas sur un nombre d'éléments sensibles comme la Musique. Embrassant par l'image, fruit de la mémoire, la totalité du monde virtuel, l'univers  elle est établie sur le mot, signe déjà chargé de sens complexe, et touchant une quantité incertaine du réel.

Univers: l'extérieur comme l'intérieur, la pensée comme la rêverie et tout l'instinct, hier et demain, ce qui est défini et ce qui ne saurait être défini.

La Poésie est établie sur le mot; sur la tension organisée entre les mots : c'est le « chant »; sur les mystères de l'association des idées et des colorations, entre souvenirs, émotions et désirs, provoqués par les mots; et enfin, j'oserai dire, sur le pouvoir occulte du mot de créer la chose.

En sorte qu'il n'y a pas poésie s'il n'y a pas absolue création, et que, tout autour de cette création comme un nimbe permanent, le mystère doit demeurer. Création et mystère forment le trésor de Poésie.

Il est juste de voir la Musique comme une équation de sentiments. Il faut alors considérer la Poésie comme un corps organique du sens. Cette construction presque biologique de significations nouvelles, créées par la force originale d'un esprit, obtient la beauté par des voies nombreuses, diverses, mais obscures. Le trésor n'est pas déterminé, n'est pas dénombré, et ne peut l'être. Une Poésie est irréductible à une autre Poésie, tandis que toutes atteignent à une sphère remarquablement commune.

La technique du vers est indistincte, au sens précis de ce terme. On ne la saisit pas, elle n'est pas universelle, elle ne peut être enseignée; « l'art poétique » c'est une discipline. Les règles de prosodie ne représentent, à travers les temps, que des manières transitoires, des jalons relatifs à une langue, qui ne se transpose jamais réellement en une langue voisine.

Création, mystère, beauté, et enracinement dans la terre.

 

………………………………….

 

On admet fort bien que la Poésie, dans sa surprenante démarche actuelle surtout, ne puisse correspondre qu'à des pensées attentives, éprises de quelque chose d'inconnu et essentiellement ouvertes au devenir. Il ne peut plus être question même de l'entendement du grand nombre, masse fixée sur des distractions « artistiques et sportives » bien définies. J'admets que le rétrécissement du champ dans la rareté nous est donné comme condition préalable à l'acte créateur. Le phénomène est dès maintenant complètement admis pour la Musique. Si la Poésie est une âme inaugurant une forme ― nulle trace de cela n'existait dans le lecteur hasardeux; en franchissant une sorte de zone interdite, ce lecteur doit encore remonter le courant de la dégradation croissante de son langage dans la parole, il doit même oublier que de savantes théories dénient à présent tout sens au langage.

Poser résolument la création poétique en vue d'une aire très restreinte, c'est se placer dans l'absolue humilité. C'est aussi admettre que rien n'est jamais certainement fondé dans 1'opinion du temps. C'est accepter le silence comme n'étant plus agressif.

Mais qui voudra de ce destin après l'avoir formulé ? C'est sur ce point-là que nous devrions juger le poète.

Le poète de nos jours semble avoir écrit avec son sang: je ne jouerai pas le jeu que vous exigez; je ne flatterai pas, je ne coïnciderai pas avec vous, ni par goûts ni par intérêts ordinaires; je m'acharnerai à inventer quand vous ne voulez pas d'invention; je porterai le message dont vous ne voulez rien entendre. Dès ce moment la situation de silence marque une défaite spirituelle plus générale.

Dès lors se produit sans doute la réaction des défenseurs de l'ordre; leur silence, au temps de la publicité intellectuelle, est la grande arme d'animosité. Leur silence est éviction, silence d'un autre ordre. L'époque des procès littéraires pour outrage aux bonnes mœurs était plus favorable à l'écrivain. Subir l'éviction est la souffrance la plus dangereuse, comme un empoisonnement graduel des sources de la foi.

Des bandes se partagent aujourd'hui le commerce de la littérature. Elles pactisent entre elles, car elles sont engagées dans une opération unique contre la qualité. Leur solidarité s'exerce en vue de conquérir une définition, et une place, dans le grand cadre de la répétition. Leur littérature est chargée de faire dériver l'angoisse moderne, parvenue à un degré insupportable; la platitude ou l'indécence du talent ne sauraient être assez grandes, pour endormir ici, et aggraver là les douleurs de la répétition.

Comment les hommes de telle fabrication salueraient-ils la Poésie, dont le mouvement est libre, péremptoire et insolite ? La principale détermination de l'époque est la volonté de détruire ce que je nommais il y a un instant les sources de la foi.

Pierre Jean Jouve / En miroir
Illustration : Pierre-Jean Jouve par Le Fauconnier Henri (dit), Fauconnier Henri (1881-1946)