« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Par Chemins I - de Bordeaux à Roncevaux

 

 

Par chemins
un jour de mai
je m’en allais

Vingt kilos sur le dos
j’ai salué vos maisons
en respirant l’herbe coupée
pour suivre mon idée

Les pieds en feu
la gorge asséchée
j’ai marché dans l’ombre
à l’orée de mes rêves

Où te perds-tu pèlerin
questionnaient les nuages
grotesques et fantasques
dans la rémanence du ciel

Je descends les marches du temps
Voilà tout — et tout au long
des routes au bord des vignes
des bois des champs et des marais
en silence je me laisse aller

Par chemins
un jour de mai
je m’en étais allé

Vingt kilos sur le dos
ma sueur soignant mon âme
mon sac portait tout un printemps
en offrande aux genêts
sur les coteaux de Gironde
où au fond des fossés
gisaient des chats écrasés
papiers gras — détritus
et bribes de mots
dans la langue perdue
des troubadours

Saint-André-de-Cubzac /
Saint-Romain-la-Virvée /
Villegouge / Galgon /
Saint-Denis-de-Pile / Lussac /
Saint-Cibard /
Villefranche-de-Lonchat /
Saint-Martin-de-Gurson /
Montfaucon…

Il fallait chanter les noms
de ces bourgs de ces villages
s’asseoir au pied des églises
s’allonger sous les tilleuls
traverser les enclos
emmurés de pierres brûlantes
pour goûter au sang séché
des odes anciennes

La nuit mes bivouacs secrets
et sauvages étaient peuplés
de fantômes ahuris déclamant
dans des cliquetis macabres
les arcanes de vagues amours
pendus aux créneaux des hautes tours

La chouette m’épiait
Le cerf m’engueulait
sa harangue dans le mystère des bois
sonnait comme les cuivres
d’un jazz-band démoniaque

Médiévales errances
chevauchées en dormant
sur des chevaux de pur néant
j’étais alors frère d’ivresse
de Jaufré — de Guillaume
j’étais bateleur à la cour d’Aliénor
ciseleur de débauches
pourfendeur d’un vil progrès
quémandeur de rimes bâtardes

Alors marchons
qu’un soc impudique
laboure tes flancs
femelle Terre à tout asservie
Malgré tes vergers empoisonnés
malgré tes champs empesticidés
j’aime les rides de tes collines
les longues cicatrices de tes vallées
les arcades assoupies des ponts
sur les pleurs indolents de tes rivières

Alors marchons
d’une aube à l’autre
et de l’autre à l’une cheminons

Par chemins
un jour de mai
je m’en suis allé

Le pont de fer sur la Dordogne
tressaute au rythme de mon bâton
Hier j’ai dormi contre une simple haie
qui me séparait d’un camp
de romanichels déboussolés
Parmi les poubelles
tout le monde gueulait
les hommes
les femmes les gamins
la musique à fond
claquements de portières
hurlements des chiens
démarrages en trombe
coups de fusil en l’air
Ceux-là avaient la rage
d’une vie de ferraille
ou de je-ne-sais-quoi
mais ils n’ont jamais su
ma présence

Au petit matin
je suis parti sans bruit
les caravanes dormaient
un héron surgissant du fossé
fila vers l’horizon apaisé

Les jours passaient
le soleil cognait
et sur le chemin
des traîne-galoche
péniblement
j’avançais

à Cancon je rencontrais
Gaby de Beauregard
un ancien pèlerin
au visage de prophète
Il m’invita à partager son repas
dans son heureuse maison
et accrocha une coquille
à mon sac en forme
de bénédiction

J’atteignis bientôt le Lot
et l’écluse de Lustrac
Autrefois en gascon
pour Lot on disait Olt ou Out
ça vient du dieu romain Ollodio
un des nombreux avatars de Mars

Sous cette tutelle guerrière
s’alanguit aujourd’hui   
un puissant et paisible ruban
de bronze ocré où
l’esprit dérive et se libère

Toujours le pas traînant
j’ai longé les petites routes
départementales
les chemins vicinaux
Je faisais haltes et campements
près d’une chapelle en ruine
une scierie — une briqueterie
une futaie — un jardin
une aire de sport communale

Le sanglier me fuyait
le renard m’espionnait
et les chiens aboyaient

À Montaigu-de-Quercy
j’ai désespérément cherché du tabac
mais le pain avait le goût
de mes escapades d’enfant


…/…

Dom Corrieras / Par Chemins I (incipit)
Illustration : Gérard Hutt
texte publié dans la revue REVU N°4-5.
Voir ici : http://revularevue.wixsite.com/revu