« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

UN SAUVAGE A UN EUROPÉEN

 


Homme d’Europe à la peau blanche,
Laisse-moi sous mon toit de branche,
Où j’ai mon hamac qui se penche
Et ma compagne au teint si beau,
A la ceinture de feuillage,
Au frais collier de coquillage,
Et sans moi rejoins au rivage
Ta case qui marche sur l’eau.

Ton grand monde est, dit-on, plus loin que ces savanes :
Il faut passer ce fleuve, et puis ces longs bois verts,
Et ces mers, et ces monts où rampent nos lianes,
Et d’autres monts, et d’autres mers.
Étranger, laisse-moi ! — Tiens, j’aime mieux te rendre
Tes présens, tes couteaux d’acier fins et coupans,
Tes sonnettes au chant si clair qu’il semble entendre
Les écailles de nos serpens !

Comme des nids d’oiseaux tous nos abris sont frêles :
On dit les tiens brillants avec des murs épais.
Mais je sais qu’au-dessus de ces cases si belles
On voit s’élever des palais.
Nous recouvrons nos toits de joncs qu’on entrelace,
De paille de maïs, de simples manguiers;
Mais ils sont tous égaux, et rien ne les dépasse
Que les branches de nos palmiers.

Tes sièges sont, dis-tu, des chaises veloutées;
Moi, j’aime mieux, avec mes branches ou mes dards,
Conquérir, pour m’asseoir, quelques peaux tachetées
De tigre rouge ou de jaguars.
Tu parles de miroirs qui doublent le visage;
Mon miroir c’est ce fleuve ! il est grand, sans apprêts,
Sans entourage d’or, son cadre est un rivage
De montagnes et de forêts.

Tu dis qu’une pendule où l’aiguille s’avance
Marque instant par instant chaque jour qui s’enfuit;
Ici nous mesurons largement l’existence
Par le matin et par la nuit.
Tout ce luxe chétif de ta riche demeure,
Je le méprise, moi ! — Vois-tu dans ce ciel bleu
Notre pendule à nous, ce beau soleil où l’heure
Se lit sur un cadran de feu ?

Dans un caveau massif, une tombe superbe,
Sous des pierres, on dit que vous scellez vos morts;
Nos pères sont ici couchés sous un peu d’herbe,
Nul marbre ne pèse à leur corps.
Sur leur simple gazon, un palmier qui s’élève
Comme un beau monument se dresse au-dessus d’eux,
Fait vivre leur poussière, et la prend dans sa sève,
Puis la fait monter vers les cieux.

Tes dieux restent cachés; mais ceux de nos savanes
Sont des astres d’en haut, c’est le soleil qui luit;
Tous les soirs je lui dis : « Viens mûrir nos bananes,
» Au goyavier suspends son fruit;
» Réchauffe tout mon corps par ta vive lumière,
» Jaunis les verts maïs que nous te confions.»
Et chaque jour il vient répondre à ma prière
Avec sa flamme et ses rayons.

Nous adorons la lune et l’étoile brillante,
Nous n’avons que des dieux de lumière et de feux,
Nous leur parlons aux bois, près de l’oiseau qui chante,
Et sous les orangers ombreux.
Mais on dit que tes blancs ont des temples de pierre
Rétrécis et mesquins, faits d’un travail mortel,
Et sous des murs voûtés enferment leur prière,
Qui ne peut plus voler au ciel !

Homme d’Europe à la peau blanche,
Laisse-moi sous mon toit de branche,
Où j’ai mon hamac qui penche
Et ma compagne au teint si beau,
A la ceinture de feuillage,
Au frais collier de coquillage,
Et, sans moi, rejoins au rivage
Ta case qui marche sur l’eau.

Mme Anaïs Ségalas