« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

STANCES IRRÉGULIÈRES

 

 

Musiciens de triqueniques,
Enchifarnés et pulmoniques,
Rengainez vos rauques accords :
C’est trop présumer de vos belle gammes
De prétendre ravir vos corps
Et ne pouvoir ravir nos âmes.

À quoi bon tout ce tintamarre
Et ce charivari barbare ?
Vit-on jamais dessous les cieux
Des extravagances pareilles ?
Vous assassinez nos oreilles,
Et vous voulez plaire à nos yeux.

Nous n’aimons pas ces viandes creuses
Ni vos grimaces maupiteuses ;
C’est toujours la même chanson.
Nous ne sommes point filles de paroles,
Et si nous aimons quelque son,
Ce n’est que celui des pistoles.

Soyez donc à vos consciences,
Car, enfin, avec vos nuances
Vous n’arriverez point au but,
Et n’ouvrirez jamais nos portes
Si vos clefs ne sont d’autres sortes
Que celles de fa, ré, sol, ut.

Ce n’est pas que vos guitarades,
Lutrades et violonades
Ne soient belles, sans vous flatter.
Nous savons bien ce que vous savez faire :
Mais, enfin, l’art de bien chanter
N’est pas celui de nous bien plaire.

Si vous voulez que nos estimes
Consolent vos vœux légitimes
De quelque entretien obligeant,
Rencontre mieux notre génie,
Et, vantant moins votre harmonie,
Faites mieux valoir votre argent.

Je veux que la lyre d’Orphée
Soit divinement échauffé
Quand vous la faites résonner ;
Néanmoins ici, mes chers camarades,
Pour nous plaire, il nous faut donner
autre chose que des aubades.

Cupidon s’attache au solide :
Si votre musique insipide
En ces lieux avait quelque cours,
Nous la prendrions avec joie ;
Mais c’est de la fausse monnaie
Dans le royaume des Amours.

Claude Le Petit / L’École de l’Intérêt