« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Éloge de rien dédié à personne


 

 

 

 

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    Mais si ceux qui vivent contents de Rien sont les plus riches et les plus heureux des hommes, on répète avec raison pour les plus habiles ceux qui ont le rare talent de pouvoir subsister de Rien, de pouvoir figurer avec Rien, comme font tant de chevaliers d’industrie dont Paris fourmille; pour les plus braves, ceux qui ne s’étonnent et ne s’effraient jamais de Rien; les Stoïciens les comparaient à Jupiter même; pour les plus aimables, ceux qui ne se fâchent jamais de Rien; pour les plus complaisants et les plus polis, ceux qui ne blâment jamais Rien, et pour les plus téméraires, ceux qui n’ont plus Rien, parce que suivant un de nos poètes :

 

Lorsque l’on a plus Rien, il faut tout hasarder.

 

    Et comme ceux qui ne perdent jamais Rien passent pour être extrêmement heureux, témoin ce tyran de Samos1 si célèbre dans l’Histoire par le bonheur continuel qui l’accompagnait partout; de même ceux qui n’ont plus Rien sont fort malheureux, et doivent hasarder beaucoup pour se tirer de la funeste situation où ils sont réduits. Quoiqu’ils soient fort à plaindre, ceux-là ne le sont pas moins à mon avis qui ne sont plus bons à Rien, qui ne voient plus Rien, qui n’entendent plus Rien, qui ne sentent et n’aiment plus Rien; qui enfin n’espèrent plus Rien. Leur sort est sans doute le comble de la misère, et nous prouve d’une manière admirable combien il est difficile de se passer de Rien, et que Rien ne fut jamais inutile sur la terre. Ce qui est confirmé par ce fameux axiome de philosophie : Deus et natura nihil faciunt frustra, Dieu et Nature ne font jamais Rien en vain.

    J’ajouterai à tout ce que j’ai déjà dit sur Rien, Messieurs, que le meilleur pays de la terre serait celui où l’on vivrait pour Rien, où l’on mangerait pour Rien de fines perdrix et de bonnes fricassées de poulets, où l’on boirait pour Rien des vins meilleurs que les vins les plus délicats de Bourgogne et de Champagne; et que nous regarderions comme un homme divin celui qui nous donnerait une belle maison et une bonne terre pour Rien. J’ajouterai encore que la plupart de nos poètes sont des grands diseurs de Rien; que ce qui fait la plupart du temps tout le mérite de nos orateurs, ce sont des Rien brillants enchâssés dans de grandes paroles, et étalés avec pompe; que mille tendres Riens font l’occupation de presque tous ceux qui aiment; qu’on amuse quelquefois les plus grands hommes avec des Riens, que la plupart de nos conversations sont pleines de Rien, et que ce sont ordinairement ces conversations pleines de petits Riens agréables, qui réjouissent et divertissent le plus; que la plus grande partie des hommes s’occupent de Rien, et s’étudient à Rien; que tout le fruit que nous retirons de nos veilles, et de toutes nos études est moins que Rien, au sentiment même de Socrate; car ce grand philosophe qui lut, médita, étudia toute sa vie, et qui fut jugé le plus sage des mortels par l’Oracle d’Apollon, que savait-il selon son propre aveu ? Rien. Hoc unum scio, quod nihil scio. Je ne sais qu’une chose, disait-il, qui est que je ne sais rien. J’ajouterai encore quelque chose de plus fort; c’est que Rien est Dieu et Diable. Il est le Dieu des esprits forts, et le Diable de ceux qui n’ont point d’argent, suivant cette épigramme d’un ancien poète français2 :

 

    Un charlatan disait en plein marché

    Qu’il montrerait le Diable à tout le monde;

    Si n’y en eut, tant fût-il empêché,

    Qui ne courût pour voir l’esprit immonde.

    Lors une bourse assez large et profonde

    Il leur déploie, et leur dit : gens de bien,

    Ouvrez vos yeux, voyez, y a-t-il Rien ? 

    Non, dit quelqu’un de plus près regardant :

    Et c’est, dit-il, le Diable, oyez-vous bien,

    Qu’ouvrir sa bourse, et y voir Rien dedans.

 

 

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1. Polycrate, roi des Samiens, était si heureux, qu’il ne pouvait Rien perdre, disent les historiens. Un jour se promenant sur le bord de la mer, il y jeta un anneau fort précieux qu’il avait au doigt, en disant qu’il voulait perdre quelque chose une fois en sa vie. Quelque temps après, son cuisinier trouva cet anneau dans le ventre d’un poisson qu’il accommodait pour sa table.

 

2. Melin de Saint Gelais.

Anonyme ( Louis Coquelet, 1676-1754) / Éloge de rien dédié à personne (extrait)