« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

CHANTS RÉVOLUTIONNAIRES

 


Ceci c'est la maison de filles :
La morgue de l'amour malsain ;
Pour elle, écrémant les familles,
Le luxe a raccroché la faim.
Vois, sous le gaz, la pauvre infâme
Faire ses yeux morts agaçants,
Rouler son corps, vautrer son âme
Dans tous les cracchats des passants.

Voici les prisons et les bagnes :
Les protestants par le couteau
Comptant leurs crimes pour campagnes,
Et rusant avec le bourreau.
Au bagne on met l'homme qui vole
Dès qu'il épelle sulement,
Et quand il sort de cette école
Il assassine couramment !

Entrons dans les manufactures,
Les autres bagnes font moins peur :
On passe là des créatures
Au laminoir de la vapeur.
C'est une force qu'on dépense,
Corps, âme, esprit : reste un damné.
Là, c'est la machine qui pense
Et l'homme qui tourne engrené.

J'ai bien d'autres enfers encore,
Veux-tu que j'ouvre les cerveaux ?
Le virus de l'ennui dévore
La mâtrice de vos travaux.
Veux-tu que j'ouvre l'âme humaine ?
Le muscle intime en est tordu ;
L'amour aigri, qu'on nomme Haine,
Y fait couler du plomb fondu.

Je suis la vieille anthropophage
Travestie en société;
Les deux masques de mon visage
Sont : Famille et Propriété.
L'homme parqué dans mon repaire
Manque à ses destins triomphants;
Je le tiens, j'ai mangé ton père
Et je mangerai tes enfants !

Eugène Pottier / Poèmes, chants et chansons
Illustration : Eugène Pottier, dessin d'Éloi Valat