« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Concert Baroque

 

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—  « Voilà   pourquoi  elle   retentit    si   fort   lors  des Jugements de  Grande Instance, au  moment de régler leurs comptes aux  salopards et fils de pute » — dit le noir. — « Pour que cette engeance disparaisse il faudra attendre la Fin des Temps » — dit le créole.
— « C'est bizarre -dit le noir — : J’entends  toujours parler  de la Fin des Temps. Pourquoi ne parle-t-on pas, plutôt, du Commencement des Temps ? » — « Cc sera le jour de la Résurrection » —- dit le créole. — « je n'ai pas le loisir  d'attendre si  longtemps » — dit   le  noir... La grande  aiguille de  l'horloge de  l'entrevoie  sauta  la seconde qui  la séparait de huit  heures du soir. Le train commença à glisser presque imperceptiblement, vers la  nuit.  —« Adieu! » — « jusqu'à quand ? » — «  A demain ? »
— « Ou à hier... » —  dit  le  noir, mais  le mot  « hier »  se  perdit   dans un  long sifflement  de  la locomotive... Filomeno se tourna vers les lumières, et il lui sembla, tout  à coup,  que la ville avait  énormément vieilli. Des rides apparaissaient sur  le  visage  de  ses murs fatigués,  fissurés,  crevassés, souillés  par  l'herpès, les champignons antérieurs à l'homme, qui  avaient commencé à ronger les choses dès le premier instant de leur création. Les  campaniles, les chevaux grecs, les pilastres syriaques, les mosaïques, les coupoles et les emblèmes, qui illustraient à   profusion  les  affiches répandues  dans  le  monde  entier  pour attirer les porteurs de travellers checks, avaient  perdu, dans  cette multiplication d'images, le prestige de ces Lieux Saints qui exigent de ceux qui peuvent les  contempler, l’épreuve de  voyages  hérissés  d'obstacles et de  périls. On avait  l'impression  que le niveau  des  eaux  avait monté.
Le passage des barques à moteur augmentait l'agressi­vité de vaguelettes courtes,  mais tenaces et régulières, qui se brisaient sur les pilotis, les jambes de bois et les béquilles qui étayaient encore les demeures, momenta­nément  égayées, dc-ci, de-là, par les maquillages de maçonnerie et des opérations plastiques de modernes architectes.  Venise semblait s'enfoncer, d'heure en heure, dans ses eaux troubles et houleuses. Une grande tristesse planait, cc  soir-là,  sur la ville malade et minée.  Mais Filomeno n'était pas triste.  Il n'était jamais triste. Ce soir même, dans une demi-heure, ce serait le Concert — le concert tant attendu de celui qui faisait vibrer la trompette comme le Dieu de Zacharie, le Seigneur d'Isaïe, ou comme l'exigeait le chœur du plus joyeux  psaume des Ecritures. Et comme il avait force tâches à accomplir encore  partout où une musi­que se définissait en valeurs de rythme,  il se dirigea d'un  pas léger vers la salle de concert dont  les affiches annonçaient que, dans un  instant, commencerait  à retentir  le cuivre  incomparable de  Louis Armstrong. Et Filomcno se prenait à penser qu'en fin de compte, la seule  chose  vivante,  actuelle,  projetée  comme une flèche vers l'avenir,  qui lui restât dans  cette cité lacustre,   c'était  le rythme,  les rythmes,  à la fois élémentaires et pythagoriques, présents ici-bas, inexis­tants dans d'autres lieux où les hommes  avaient constaté — très récemment, certes — que les sphères n'avaient d'autres musiques que celles de leurs propres sphères, monotone contrepoint de  géométries  rota­toires; en effet, quand  les habitants angoissés de cette Terre  étaient  montés sur la lune divinisée de l'Egypte, de Sumer et de Babylone, ils n'y avaient trouvé qu'une décharge sidérale  de pierres inutilisables, un vestige  rocailleux et poussiéreux, annonciateurs d’autres vestiges plus importants,  placés  sur  des orbites  plus lointaines, déjà montrés sur des  images révélées  et révélatrices de ce que, finalement, notre Terre, assez emmerdante parfois. n’était  ni  aussi indigne de gratitude, ni le fumier que certains disaient —  car elle était,  quoi qu'on en dise, la Demeure la  plus habitable du Système — ct l’Homme que nous  connaissions, exécré et maltraité dans son espèce,  n'ayant personne d 'autre à qui se mesurer sur sa roulette aux mécaniques solaires  (peut-être de ce fait  Elu , rie n  ne prouvait le contraire) n’avait de tâche plus importante que de se débrouiller avec ses  affaires personnelles. Qu'il cherchât  la  solution  de ses problèmes dans  les Fers d'Ogún ou les chemins d'Eleguá ou l’Arche de l’Alliance  ou l’Expulsion des  Marchands,  dans le grand bazar platonicien des ldées et articles de consommation ou le fameux pari de  Pascal and Co, Assureurs, dans la  Parole ou  le  Flambeau, cela, c’était son  affaire.  Filomcno, pour le moment, faisait  bon ménage musique terrestre —  car quant à lui, la musique des sphères le laissait indifférent. Il présenta son billet à l'entrée du théâtre, une ouvreuse aux fesses phénoménales le conduisit à son fauteuil — le  nègre voyait toutes choses avec une singulière  perception de ce  qui est immédiat et palpable —  et le prodigieux Louis apparut au milieu d'un tonnerre d’applaudissements délirants. Et, embouc­hant sa trompette, il attaqua, comme lui  seul savait le faire, la mélodie de Go down Moses, avant de passer à celle de Jonah and the Whale, élevée par le pavillon de cuivre vers le s ciels  du  théâtre où volaient,  immobilisés en un point de leur essor, les roses  ménestrels d 'une  manécanterie angélique, due  peut-être aux clairs pinceaux de Tiepolo. Et la Bible  redevint  rythme  et habita  de nouveau  parmi nous  avec  Ezekiel and the Wheel, avant de déboucher sur  un Hallelujah, Hallelujah, qui  évoqua soudain  pour  Filomeno  le personnage de  Celui  — le Georg  Friedrich de cette nuit-là — qui reposait, sous une statue baroque de  Roubiliac, dans le grand Club des Marbres  de  l'Abbaye  de  Westminster,  à  côté   de Purcell qui lui aussi s'y connaissait si bien en trom­pettes mystiques et  triomphales. Et déjà s'accordaient pour  une  nouvelle  exécution, derrière  le  virtuose, les instruments réunis sur la scène : saxophones, clari­nettes, contrebasse, guitare  électrique,  tambours cubains, maracas (ne s 'agirait -il pas par  hasard de ces « tipinaguas » (sonnailles indiennes) mentionnées une fois par le poète Balboa ?), cymbales, bois heurtés  l'un contre l'autre qui sonnaient comme  marteaux d 'orfè­vre,  caisses  détimbrées, balais  à  franges, cymbales e triangles-sistres, et le piano au couvercle levé qui  ne se souvenait même plus de s'être appelé, autrefois, quelquqe chose comme « un  clavecin bien tempéré » — « Le  prophète Daniel, celui  qui  avait   tant  appris en Chaldée,  a parlé  d'un orchestre de cuivres,  psaltérion , cythare, harpes et sambuques, qui  dut  ressembler beaucoup à celui-ci » se dit  Filorneno... Mais à présent tous les instruments éclataient derrière la trompette de Louis Armstrong, en un   énergique  strike-up  aux éblouissantes variations sur le thème de I Can’t Give You Anything But Love, Baby — nouveau concert   baroque auquel, par un prodige inattendu, vinrent  se mêler, tombées  d'une lu carne, les heures que sonnaient les mores de la Tour de l’Horloge.

La Havane - Paris. 1974

 

Alejo Carpentier / Concert Baroque (extrait final)
Traduit de l'espagnol par René L. F. Durand