Albertus
Par domcorrieras, le jeudi 16 novembre 2017 - Poèmes & chansons - lien permanent
Poëme
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CX
Chauves-souris, hiboux, chouettes, vautours chauves,
Grands-ducs, oiseaux de nuit aux yeux flambants et fauves,
Monstres de toute espèce et qu’on ne connaît pas,
Stryges au bec crochus, Goules, Larves, Harpies,
Vampires, Loups-garous, Brucolaques impies,
Mammouths, Léviathans, Crocodiles, Boas,
Cela grogne, glapit, siffle, rit et babille,
Cela grouille, reluit, vole, rampe et sautille ;
Le sol en est couvert, l’air en est obscurci.
— Des balais haletants la course est moins rapide,
Et de ses doigts noueux tirant à soi la bride,
La vieille cria : — C’est ici.
CXI
Une flamme jetant une clarté bleuâtre,
Comme celle du punch, éclairait le théâtre.
— C’était un carrefour, dans le milieu d’un bois.
Les nécromants en robe et les sorcières nues,
A cheval sur leurs boucs, par les quatre avenues,
Des quatre points du vent débouchaient à la fois.
Les approfondisseurs de sciences occultes,
Faust de tous les pays, mages de tous les cultes,
Zingaros basanés, et rabbins au poil roux,
Cabalistes, devins, rêvasseurs hermétiques,
Noirs et faisant râler leurs soufflets asthmatiques,
Aucun ne manque au rendez-vous.
CXII
Squelettes conservés dans les amphithéâtres,
Animaux empaillés, monstres, fœtus verdâtres,
Tout humides encor de leur bain d’alcool,
culs-de-jatte, pieds-bots, montés sur des limaces,
Pendus tirant la langue et faisant des grimaces ;
Guillotinés blafards, un ruban rouge au col,
Soutenant d’une main leur tête chancelante ;
— Tous les suppliciés, foule morne et sanglante,
Parricides manchots couverts d’un voile noir,
Hérétiques vêtus de tuniques soufrées,
Roués meurtris et bleus, noyés aux chairs marbrées ;
— C’était épouvantable à voir !
CXIII
Le président, assis dans une chaire noire,
Avec ses doigts crochus feuilletant le grimoire,
Épelait à rebours les noms sacrés de Dieu.
— Un rayon échappé de sa prunelle verte
Éclairait le bouquin, et sur la page ouverte
Faisait étinceler les mots en traits de feu.
— Pour commencer la fête on attendait le maître,
On s’impatientait ; il tardait à paraître
Et faisait sourde oreille à l’évocation.
— Albertus croyait voir une queue et des cornes,
Des pieds de bouc, des yeux tout ronds aux regards
[mornes,
Une horrible apparition !
CXIV
Enfin il arriva. — Ce n’était pas un diable
Empoisonnant le soufre et d’aspect effroyable,
Un diable rococo. — C’était un élégant
Portant l’impériale et la fine moustache,
Faisant sonner sa botte et siffler sa cravache
Ainsi qu’un merveilleux du boulevard de Gand.
— On eût dit qu’il sortait de voir Robert le Diable,
Ou la Tentation, ou d’un raoût fashionable,
— Boiteux comme Byron, mais pas plus ; — il eût fait
Avec son tranchant, son air aristocrate,
Et son talent exquis pour mettre sa cravate,
Dans les salons un grand effet.
CXV
Le Belzébuth dandy fit signe, et la troupe,
Pour ouïr le concert se réunit en groupe.
— Ni Ludwig Beethoven, ni Gluck, ni Meyerbeer,
Ni Théodore Hoffmann, Hoffmann le fantastique !
Ni le gros Rossini, ce roi de la musique,
Ni le chevalier Karl Maria de Weber,
A coup sûr n’auraient pu, malgré tout leur génie,
Inventer et noter la grande symphonie
Que jouèrent d’abord les noirs dilettanti,
— Boucher et Bériot, Paganini lui-même,
N’eussent pas su broder un plus étrange thème
De plus brillants spizzicati.
CXVI
Les virtuoses font, sous leurs doigts secs et grêles,
Des Stadivarius grincer les chanterelles :
La corde semble avoir une âme dans sa voix,
Le tam-tam caverneux, comme un tonnerre gronde ;
Un lutin jovial, gonflant sa face ronde,
Sonne burlesquement de deux cors à la fois.
Celui-ci frappe un gril, et cet autre en goguettes
Prend pour tambour son ventre et deux os pour baguettes.
Quatre petits démons sous un archet de fer
Font rouler et mugir quatre basses géantes.
Un gras soprano tord ses mâchoires béantes.
C’est un charivari d’enfer !
CXVII
Le concerto fini, les danses commencèrent.
—Les mains avec les mains en chaîne s’enlacèrent.
Dans le grand fauteuil noir le Diable se plaça
Et donna le signal. — Hurrah ! hurrah ! La ronde
Fouillant du pied le sol, hurlante et furibonde,
Comme un cheval sans frein au galop se lança.
— Pour ne rien voir, le ciel ferma ses yeux d’étoiles,
Et la lune prenant deux nuages pour voiles,
Toute blanche de peur de l’horizon s’enfuit. —
L’eau s’arrêta troublée, et les échos eux-mêmes
Se turent, n’osant pas répéter les blasphèmes
Qu’ils entendirent cette nuit !
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Théophile Gautier / Albertus (extrait)