« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

POÈME D’UNE MATINÉE AU VILLAGE


 

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Accoudé au comptoir — Café du Centre — obstinément silencieux

(du temps qu’on prend notre petit-déjeuner)

longtemps questionné « … qu’est-ce que tu vas fabriquer de ta journée ? »

Petit Nez le regard vague vers son verre muet

son copain continuant de charrier sa barbe clairsemée

presque blanche déjà — nouveauté qui pousse depuis plusieurs mois —

feint la menace s’adressant à la Patronne : « Sylvette t’as bien un ciseau ?

et puis après on le pèsera son bouc : doit pas valoir grand-chose ! »

du temps que ça rentre — ça sort — petitement ce matin de lundi

du temps que ça baise fillette de vert plant

shoote et reshoote petits ballons gros rouge

que hublot rond sur porte privé une heure d’horloge tourne

qu’un ancêtre « j’suis né à Mayun ! » nous narre

abondamment comment il apprit à tresser les paniers

« j’avais douze ans… » — et les incitations diverses à lui prodiguer par son pater

sont occasions de rires et plaisanteries…

 

            … c’est alors qu’enfin Petit Nez répond :

            « je caresserai mon chien en regardant la télé »

            puis il se tait irrévocablement

 

 

            … ensuite on fera la queue à la petite poste

puisqu’il n’y a qu’une employée au guichet aujourd’hui

« ça vous embête pas si je ne vous donne que 500 F?… »

… à la Coopé Agricole — elle existe encore — j’achète une barquette 3 kilos

(« cent plants environ » m’assure le négociant) de pommes de terre Rosentval

— qualité rose chair ferme petite — qu’il est encore temps de semer

            si la pluie s’arrête que le vent sèche un peu

            je les mettrai en terre dans les jours à venir…

la poissonnerie — une de plus ! de moins ! — définitivement bouclée depuis trois mois

au rayon des Trois Mousquetaires aucun poisson !

« pas d’arrivage le lundi ! » — quelle entrave cette force d’inertie cette raideur des habitudes la difficulté à trouver la porte de l’océan voisin

ses ports pêcheurs — Le Croisic La Turballe — si proches !

Alors on se rabattra sur trois côtes de porc breton

sous cellophane la veille emballés (on se la partagera la troisième)

qu’on mangera bien bronzées — « je les aime presque caramélisées… »

s’épanche ma minette préférée — vers 13 heures et menues minutes jouissant du soleil

entre deux averses sur la terrasse ce menu gourmand clôt

ce piteux poème d’une matinée maussade

— ou paisible poème de l’éternité courante ? —

ainsi la vie va un lundi des Rameaux (lune qui monte : planter légumes racines et tubercules) 6 avril 1998 Saint Marcellin fête à souhaiter au pays biéron

Daniel Biga / Cahier de textes / Le poète ne cotise pas à la sécurité sociale - anthologie (1962-2002)