« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LA PIERRE TOMBALE


 

 

 

 

    Il eu d'abor l'interminabl voyage a milie des nuage d poussière   qu piquaien le fine narine de Leota avec Walter son mari natif de l'Oklahoma, dont la carcass maigr se balançai dans leur Ford Model-T  et dont l'assuranc placid lui donnait envie de lui cracher à la figure; enfin ils arrivèrent dans cette grande ville aux immeubles de brique qui semblait chargée de l'étrangeté d'anciens péchés, puis se mirent en quête d'un logeur. Le logeur les fit monter jusqu'à une petite chambre dont il déverrouill la porte.

    Le centre de la pièce était occupé par une pierre tombale. Au premier coup d'œil, Leota feignit aussitôt de se trou- ver mal, et un noir tourbillon de pensées lui traversa diaboliquemen l'esprit Le rempar de ses superstitions était si solide que jamais Walter n'avait pu l'entamer Bouche bée, elle recula, sous les yeux gris et perçants de Walter à demi cachés par des paupière tombantes.

    « Non, non, s'écria-t-ell catégoriquement. Je ne vais pas emménage dans une chambre où il y a un mort !

    — Leota ! ronchonna son mari.

    — Comment ça ? s'étonna le logeur. Mais, madame, vous ne croyez tout de même pas que... »

    Leota sourit intérieurement. Bien r qu'ell n'y croyait pas au fond mais c'était la seul arm dont elle disposait pour pousser à bout son mari de l'Oklahoma, alors pour- quoi s'en priver?

    « Je refuse de dormir à côté d'un cadavre, s'obstina-t-elle. Emportez-moi ça ! »

    Walter jeta un regard plein de lassitude au lit affaissé, et Leota eut le plaisir d'observer la frustration qu'elle lui causait. Oui, décidément, les superstitions étaient parfois un prétexte fort commode.

    Elle entendit le logeur protester: « Cette pierre tombale est en pur marbre. Elle appartient à Mr Whetmore.

    — Le nom gravé dessus est WHITE, remarqua Leota avec froideur.

    — Evidemment. C'est le nom du monsieur pour qui la tombe a été prévue.

    — Et ce monsieur est mort ? » s'enquit Leota, dans l'expectative.

    Le logeur acquiesça d'un signe de tête.

    « Vous voyez bien ! » s'exclama Leota. Walter, de son côté, poussa un grognement signifiant qu'il n'avait pas l'intention de bouger d'un pouce pour chercher une autre chambre. 

    « Ma parole, on dirait qu'on est dans un cimetière ici », poursuivit Leota en observant la colère froide qui se lisait dans les yeux de Walter.

    Le logeur expliqua: « Mr Whetmore, le précédent locataire de cette chambre, était un apprenti tailleur de marbre. C'était son premier emploi. Tous les soirs de sept heures à dix heures on l'entendait travailler là-dessus ave son ciseau.

    — Et alors ? » Leota hocha la tête en tout sens comme pour chercher Mr Whetmore. « Où est-il ? Il est mort lui aussi ? » Elle savourait sa plaisanterie.

    « Non, il s'est découragé et il a cessé de tailler cette pierre pour se faire embaucher dans une fabrique d'enveloppes.

    — Pourquoi?

    — I avait commis un erreur.    »  L logeur tapota du doigt les caractères gravés sur le marbre. « Le nom qu'il a inscrit est WHITE. Mais il s'était trompé. Il aurait dû l'orthographier WHYTE, avec un Y au lieu du i. Ce pauvre Mr Whetmore. Il souffrait d'un complexe d'infériorité. A la moindre faute, il paniquait.

    — Un pauvre type», grommela Walter en entrant d'un pas traînant dans la chambre pour y déposer les valises aux fermetures métalliques rouillées. Le dos tourné à Leota, il entreprit de les ouvrir. Quant au logeur, il ne put résister à la tentation de raconter le reste de l'histoire :

    « Oui, Mr Whetmore était du genre à se mettre dans tous ses états pour des riens. Tenez, un exemple : quand il se préparait son café le matin, s'il le ratait c'était une vraie catastrophe... Il jetait toute la cafetière et n'en buvait plus pendant des jours ! Vous imaginez un peu ! La plus petite erreur le rendait malade. S'il se chaussait le pied gauche en premier, au lieu du droit, il préférait enlever tout et marcher pieds nus la moitié de la journée, même par les matins froids. Ou alors s'il recevait une lettre avec une faute d'orthographe dans son nom sur l'enveloppe, il la remettait dans la boîte en y écrivant la mention N'HABITE PAS À L'ADRESS INDIQUÉE Ah ! c'était quelqu'un, Mr Whetmore !

    — Tout ça ne change rien à la situation, reprit Leota sèchement. Walter, qu'est-ce que tu fabriques ?

    — J'accroche ta robe de soie dans cette penderieLa robe rouge.

    — Arrête de déballer nos affaires, on ne reste pas. »

    Le logeur retint son souffle, incapable de comprendre comment une femme pouvait se montrer aussi stupide. «    Je vais tout vous expliquer encore une fois. Mr Whetmore faisait à domicile une partie de son travail d'apprentissage ; un jour il a pris un transporteur pour qu'on lui livre ce bloc de marbre ici, pendant que j'étais parti acheter une dinde chez le volailler, et à mon retour... tap-tap-tap... j'ai entendu le bruit du rez-de-chaussée: Mr Whetmore avait déjà commencé à le tailler. Et il était si fier de lui que je n'ai pas osé protester.         C'est justement à cause de ça, parce qu'il ne se sentait plus, qu'il a été victime de cette étourderie en gravant le nom de famille. Du coup, il s'est sauvé et je ne l'ai plus revu, il est allé habiter ailleurs, son loyer était payé jusqu'à mardi prochain mais il n'a pas voulu que je le rembourse. Moi, je fais passer demain matin des déménageurs pour retirer cette pierre de la chambre. En attendant, vous accepterez bien de la garder avec vous, uniquement pour la première nuit? Je suis r que vous ne refuserez pas. »

    Le mari opina du bonnet. «T'as entendu, Leota ? Y a personne là-dessous. C'est pas une vraie tombe. » Il avait l'air si suffisant qu'elle aurait voulu lui donner des coups de pied.

    Elle s'entêta, accrochée maintenant à son idée. Elle menaça le logeur du doigt. «Vous voulez votre argent. Et toi, Walter, tu veux un lit. C'est pour ça que vous mentez tous les deux ! »

    Excédé, l'homme de l'Oklahoma paya le logeur sans s'occuper des récriminations de sa femme. Le logeur affecta d'ignorer la présence de Leota comme si elle était invisible, leur souhaita bonne nuit et se retira en les laissant seuls dans la chambre dont il referma la porte pendant qu'elle criait derrière lui : « Sale menteur ! » Son mari se déshabilla et se coucha en disant : « Reste pas là plantée devant cette pierre tombale, éteins la lumière. Quatre jours qu'on roule en bagnole, moi j'en ai plein les bottes. »

    Un frisson parcourut les bras de Leota croisés sur sa poitrine plate. « Aucun de nous trois », déclara-t-elle avec un signe de tête en direction de la pierre tombale, «n'arrivera à dormir».

    Vingt minutes plus tard, dérangé par le remue-ménage qui avait lieu dans la pièce, l'homme de l'Oklahoma souleva le drap et dévoila son visage d'oiseau de proie, le regard papillotant. « Leota, t'es encore debout ? Depuis le temps que je t'avais dit d'éteindre et de venir au lit? Mais qu'est- ce que tu fous ? »

    Elle se livrait à un cérémonial dont le sens était clair.         Appuyée sur les mains et les genoux, elle venait de poser, au pied de la tombe imaginaire, un pot et un bidon contenant des roses et des géraniums fraîchement cueillis. Un sécateur était par terr à côté  d'elle encore humide d'avoir servi un peu plus t à couper des fleurs dehors dans la nuit.

    Désormais elle nettoyait à la balayette le lino et le tapis élimé, tout en murmurant des prières à voix assez basse pour que son mari ne puisse comprendre les mots. Ensuite elle se releva, contourna soigneusement la pierre tombale comme pour ne pas la profaner, avant de s'en éloigner en disant:  

    « Voilà, c'est fait. »  Puis elle plongea la chambre dans l'obscurité et vint s'allonger sur le lit aux ressorts grinçants auprè d somar qu demandait « quo ça rime ? »     Et elle lui répondit : « Aucun mort ne peut reposer en paix avec des étrangers qui dorment juste à côté de lui. J'ai conclu un pacte avec lui, j'ai fleuri sa tombe pour qu'il se tienne tranquille et ne nous fasse pas des misères pendant la nuit. »

    Ne trouvant rien à répondre, son mari se contenta de marmonner quelques jurons et se rendormit.

    Moins d'une demi-heure après, elle lui secoua le coude en lui chuchotant dans le creux de l'oreille: « Walter! Réveille-toi ! »  Sa voi avait un intonation affolée Elle avait l'intention de continuer son manège toute la nuit, si besoin était, pour lui gâcher son sommeil.

    Il sursauta en reprenant conscience. « Quoi encore ?

    — Mr White ! C'est Mr White ! Son fantôme est là !

    — Oh ! ça suffit. Dors !

    — Je ne plaisante pas. Ecoute-le ! »

    L'homme de l'Oklahoma tendit l'oreille. Sous eux, apparemment deux mètres plus bas, s'élevait une voix masculine assourdie et plaintive. Aucun mot ne se distinguait claire- ment, ce n'était qu'une sorte de lamentation monotone.

    L'homme se redressa dans le lit. En le sentant bouger, Leot repri ave excitation :   « T a entendu,  t as entendu ? » Il posa les pieds sur le lino froid. La voix au-dessous d'eux changea : elle était devenue plus aiguë. Leota se mit à pleurnicher. « Tais-toi que je puisse écouter », ordonna son mari avec colère. Lentement, il se pencha vers le sol. Leota cria: « Attention de ne pas renverser les fleurs ! » Et lui, en réponse: « La ferme ! » Il resta aux aguets. Puis il lança une imprécation et se recoucha. «  C'est le type qui est en dessous, tout simplement, bougonna-t-il.

    — C'est ce que je dis. C'est Mr White !

    — Non, c'est pas Mr White. On est au deuxième étage d'une maison, et il y a des gens au premier. Ecoute. » La voix aiguë résonna de nouveau. « C'est la femme du bon- homme. Elle doit l'engueuler parce qu'il a fait du gringue à une autre ! Ils ont dû picoler tous les deux.

    — Tu racontes des blagues ! s'obstina Leota. Tu joues les fiers-à-bras alors que tu meurs de trouille. C'est un fantôme, je te répète, et il parle avec plusieurs voix, comme autrefois la vieille mère Hanlon quand elle se levait de son banc à l'église et qu'elle baragouinait dans des langues inconnues, comme si elle avait eu à la fois un nègre, un Irlandais, deux femmes et trois grenouilles dans le jabot ! Ce mort, Mr White, il nous en veut d'être avec lui ce soir, je t'assure ! Tu ne l'entends donc pas ? »

    Comme pour appuyer ses affirmations, les voix au-des- sous d'eux retentirent plus fort. L'homme de l'Oklahoma se tint appuyé sur les coudes, secouant la tête avec accable- ment, partagé entre l'envie de rire et la fatigue.

    Il y eut un craquement.

    « Il remue dans son cercueil! hurla Leota. Il est fou de rage ! Il faut partir d'ici, Walter, sinon c'est nous qu'on retrouvera morts demain. »

    D'autres craquements s'élevèrent, ainsi que des frappe- ments, et encore des éclats de voix. Puis ce fut le silence. Qui fut interrompu par un bruit de pas au niveau du pla- fond.

    Leota geignit : « Il est sorti de sa tombe ! Il s'en est libéré

et il se déplace en l'air au-dessus de nos têtes ! »

    Pendant ce temps-là, son mari s'était rhabillé. Au bord du lit, il enfila ses bottes. « Cette baraque a trois étages, mau- gréa-t-il en boutonnant sa chemise. C'est les voisins d'en haut qui viennent de rentrer. » Il ajouta à l'intention de son épouse larmoyante: « Allez, viens. Je t'emmène à l'étage du dessus pour les rencontrer. Comme ça, tu auras la preuve qu'ils sont . Ensuite on descendra au premier pour aller voir cet ivrogne et sa femme. Lève-toi, Leota. »

    On cogna à la porte.

    Leota piaula et s'enroula dans les draps comme une momie. « Il est revenu dans sa tombe et il tape à l'intérieur pour en ressortir ! »

    Son mari alluma, manœuvra le verrou de la porte et ouvrit celle-ci. Un petit homme jovial, aux yeux bleus perçants derrière des lunettes à verres épais, vêtu d'un cos- tume sombre, entra en gambadant.

    « Navré navré,  excusez-mo d vou déranger  à  une heure pareille, déclara le petit homme. Je suis Mr Whet- more, l'ancien locataire. J'ai changé de logement, mais me revoilà. Je viens d'avoir un coup de chance incroyable. Oui, ça, on peut le dire. Ma pierre tombale est toujours ici ? » Il la chercha du regard avant de l'apercevoir. « Ah! elle y est. Oh ! bonsoir, madame. » Il avait entrevu Leota soulevant un coin de drap pour glisser un œil vers lui. « J'ai plusieurs hommes avec moi, et si ça ne vous gêne pas trop, on va vous l'enlever tout de suite. Ce ne sera pas long. »

    L'homm d l'Oklahoma eu u rir d soulagement.

    « Vous pouvez y aller. Bon débarras ! »

    Mr Whetmore fit entrer deux gros costauds dans la chambre. Il était si excité que le souffle lui manquait. « Une coïncidence ahurissante. Ce matin encore j'étais désespéré, écœuré, complètement à bout... mais un miracle a eu lieu. » La pierre tombale fut chargée sur un chariot. « Il y a juste une heure, j'ai appris qu'un Mr White venait de mourir d'une pneumonie. Un Mr White, figurez-vous, dont le nom s'écrit bien avec un I et pas un Y. J'arrive de chez sa femme, et elle a été bien contente de savoir que j'avais déjà une tombe toute prête. Quand j'y pense, ce Mr White qui est encore à peine refroidi et qui a exactement le nom qui correspond ! C'est vraiment inouï ! »

    La pierre tombale, calée sur le chariot, fut roulée hors de la chambre pendant que Mr Whetmore et l'homme de l'Oklahoma s'esclaffaient en se congratulant, sous les yeux soupçonneux de Leota qui demeurait perplexe devant l'enchaînement des événements. « Bon, cette fois on en a fini avec cette histoire », rigola son mari après avoir refermé la porte derrière Mr Whetmore. Il jeta à la poubelle les fleurs propitiatoires et, ayant replongé la chambre dans le noir, il retourna au lit, indifférent au silence pesant et contrarié de sa femme Elle resta un long moment sans dire un mot, sans faire un mouvement, écrasée par une sensation de solitude. Son mari s'enfonça entre les draps en prenant une position confortable. « Ça y est, on va enfin pouvoir dormir, soupira-t-il. Cette saloperie a vidé le plancher. Et il n'est que dix heures et demie. On a encore largement le temps de roupiller.»  Il éprouvait une satisfaction évidente à gâcher le plaisir de Leota.

    Celle-ci allait prendre la parole quand des coups secs et martelés montèrent à nouveau vers eux. « Là! ! » s'écria-t-elle triomphalement en agrippant le bras de son mari.

    « Les bruits, ça recommence, comme je te disais. Tu les entends ? »

    Son mari crispa les poings et serra les dents. « Combien de temps il faudra que je t'explique ? Est-ce qu'il faut que je te tape dessus pour que tu comprennes ? Fous-moi la paix. Il n'y a rien...

    — Mais écoute, voyons écoute »,  murmura-t-elle d'un ton suppliant.

    Ils se turent et prêtèrent l'oreille dans les ténèbres. On frappait à une porte à l'étage du dessous.

    La porte s'ouvrit. Faible, lointaine, étouffée, une voix de

femme prononça tristement: « Oh! c'est vous, Mr Whetmore. »

    Et dans les profondeurs nocturnes s'étendant sous le lit de Leota et de son mari de l'Oklahoma, saisis tous les deux par un tressaillement, la voix de Mr Whetmore répondit :

    « Encore bonsoir, Mrs White. Voilà. J'ai apporté la tombe. »

Ray Bradbury / Celui qui attend