« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LE HORS-VENU

 

 

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Il couchait seul dans de grands lits

De hautes herbes et d’orties,

Son corps nu toujours éclairé

Dans les défilés de la nuit

Par un soleil encor violent

Qui venait d’un siècle passé

Par monts et par vaux de lumière

A travers mille obscurités.

Quand il avançait sur les routes

Il ne se retournait jamais.

C’était l’affaire de son double

Toujours à la bonne distance

Et qui lui servait d’écuyer.

Quelquefois les astres hostiles

Pour s’assurer que c’était eux

Les éprouvaient d’un cent de flèches

Patiemment empoisonnées.

Quand ils passaient, même les arbres

Étaient pris de vivacité,

Les troncs frissonnaient dans la fibre,

Visiblement réfléchissaient,

Et ne parlons pas du feuillage,

Toujours une feuille en tombait

Même au printemps quand elles tiennent

Et sont dures de volonté.

Les insectes se dépêchaient

Dans leur besogne quotidienne,

Tous, la tête dans les épaules,

Comme  s’ils se la reprochaient.

La pierre prenait conscience

De ses anciennes libertés ;

Lui, savait ce qui se passait

Derrière l’immobilité,

Et devant la fragilité.

Les jeunes filles le craignaient,

Parfois des femmes l’appelaient

Mais il n’en regardait aucune

Dans sa cruelle chasteté.

Les murs excitaient son esprit,

Il s’en éloignait enrichi

Par une gerbe de secrets

Volés au milieu de leur nuit

Et que toujours il recélait

Dans son cœur sûr, son seul bagage

Avec le cœur de l’écuyer.

Ses travaux de terrassement

Dans les carrières de son âme

Le surprenaient-ils harassé

Près de bornes sans inscription

Tirant une langue sanglante

Tel un chien aux poumons crevés,

Qu’il regardait ses longues mains

Comme un miroir de chair et d’os

Et aussitôt il repartait,

Ses enjambées étaient célèbres,

Mais seul il connaissait son nom

Que voici : « Plus grave que l’homme

Et savant comme certains morts

Qui n’ont jamais pu s’endormir. »

Jules Supervielle / Les amis inconnus