« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

BATIOUCHKOV


 

 

 

 

Comme un fêtard, avec sa baguette magique,

Le tendre Batiouchkov* est avec moi, vivant :

Et il chemine dans les rues de Zamostié,

Il respire une rose et il chante Daphné.

 

Il me semble que je l’ai salué

Sans croire une seconde à la séparation,

Et j’ai serré, avec une fiévreuse envie,

La main froide dans le gant clair.

 

Il eut un sourire moqueur. J’ai dit « merci »

Et je n’ai pas trouvé dans mon trouble de mots :

Il n’y a chez personne ces zigzags des sons,

Et jamais, ce parler de la houle…

 

C’était notre souffrance, aussi notre richesse,

Qu’en son bégayement il venait nous offrir,

La rumeur de la poésie et la cloche de la fraternité,

Et des larmes l’harmonieuse averse.

 

Et il me répondait, lui qui pleura le Tasse :

— Des célébrations je n’ai pas l’habitude ;

Et seule des poèmes la chair de raisin

M’a rafraîchi la langue par hasard.

 

Eh bien ! Lève des sourcils étonnés,

Toi, citadin, ami des citadins,

Verse d’un verre dans un autre verre,

Échantillons de sang, les songes éternels.

 

 

 

18 juin 1932, Moscou

 

 

 

 

 

* Poète russe (1787-1855)

Ossip Mandelstam / Poèmes non publiés (1930-1934)
traduit du russe par François Kérel