« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Les enfants d’Attila


 

 

 

 

 

Je crois bien que la terre est un trop vieux pays.

 

Les hommes ont trop de mal à s’imaginer Dieu, tout

seul au-dessus d’eux…

Ils vont leur chemin comme ils peuvent

en serrant fort les dents.

 

Car ce sont des chemins qui mènent au massacre.

Toutes les proies sont bonnes et tous les coups permis.

 

Le bout du monde est à deux pas d’ici.

 

La banlieue de Pekin s’étire au long

des fleuves et va jusqu’à Marseille

à travers les toundras où les petits chevaux des enfants

d’Attila sont devenus fossiles

quelque part, au cœur d’une forêt pétrifiée qui se

métamorphose en silence.

 

Le temps travaille à son rythme

et les fossiles, quelque part sous les sables,

sous le béton de nos palaces où le moindre termite à la

télévision,

 

les fossiles vont vite

et les petits chevaux des enfants d’Attila savent bien

que le temps des grandes chevauchées ne fait que

commencer

et l’herbe, ce jour-là, ne repoussera plus,

mais vraiment plus du tout.

 

Le ventre de la terre est toujours en gésine

et c’est là que la mort fait son profit de tout.

 

Je crois bien que la terre est au bout de sa course,

Un trop vieux pays pour nous tous,

 

où l’homme ne sait déjà plus courir sans tomber.

 

La peur fait son nid partout,

au creux des téléphones,

sous les nuages qu’on survole

et derrière le sourire d’incroyables Chinois,

d’indéchiffrables nègres.

 

L’inoffensif est pire que tout !

 

Le pire est à la porte, on l’entend respirer

et l’on se demande en secret si c’est pour cette nuit

ou pour l’année prochaine,

pour après notre mort…

 

Mais à trente pieds sous les steppes d’Asie Centrale,

sous l’incroyable muraille que le vieil Empereur Tsin

fit édifier farouchement avec toutes les pierres de la

Chine, et la sueur et le sang de millions de Chinois,

les petits chevaux noirs des enfants d’Attila

sont en train d’achever le cycle mystérieux qui conduit

au pétrole…

 

et quand ce temps viendra,

quand la vaste forêt qui les ensevelit deviendra poche

noire et liquide et gluante

et qu’on la percera,

 

alors, ils se réveilleront

transformés, plus fougueux que jamais, et leurs crinières

de flammes claqueront dans le vent

sur l’encolure des derricks…

 

et la dernière chevauchée commencera vers l’Ouest

à travers les toundras jusqu’au bout de l’Europe,

 

et le troupeau fringant, aux crins de feu flottant,

fouettant, cravachant la terre sous ses pas,

 

les petits chevaux rouges des enfants d’Attila

plongeront dans la mer et jusqu’aux Amériques

et jusqu’à l’autre mer

 

pour enfin retrouver le pied de la muraille auguste

du vieux Tsin qui donna son nom à la plus vaste terre

sous laquelle endormis, les enfants d’Attila attendaient

patiemment la chevauchée des flammes.

 

Petits chevaux de feu qui passeront sur nous,

 

et l’herbe à tout jamais

ne repoussera plus,

mais vraiment pas du tout.

Bernard Dimey / Je ne dirai pas tout / Testament