« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Je m’interroge



 

     C’est demain le grand jour.

    En dépit des encouragements de mes proches, j’ai le trac. Pourtant je suis en bonne santé, je connais ma valeur, il n’y a théoriquement aucun échec à redouter, mais l’angoisse me ronge.

    Les examens ont toujours produit cet effet sur moi. Je suis un hypersensible sous mon aspect froid et un peu autoritaire, les examens ne me réussissent pas. L’idée d’avoir à me présenter devant des juges pour obtenir une fonction m’enlève  une partie de mes moyens. La gorge nouée et la colique : serré en haut, ouvert en bas. J’ai loupé le bac et le permis de conduire. tous les diplômes accrochés au mur derrière mon grand bureau de travail sont des faux.

    Évidemment, il y a une certaine différence entre un examen et des élections, mais il existe des similitudes, mon organisme ne s’y trompe pas. Je tourne en rond des chiottes au téléphone comme un vulgaire opposant assigné à résidence.

    Il faut avouer que l’enjeu est de taille. Président à vie, c’est autre chose que bachelier. Je me méfie des électeurs : imprévisibles. Ils sont fichus de me balancer rien que par esprit de contradiction.

    D’accord, les instituts de sondage me donnent gagnant les doigts dans le nez, les observateurs nationaux et internationaux s’étonnent de ma longévité politique, les effectifs de ma police secrète sont tels qu’ils ont fini par résorber le chômage, pourtant je reste à la merci des phénomènes climatiques, des hasards de l’Histoire, de la guigne. Ma situation d’unique candidat du parti unique m’offre certes de belles perspectives d’avenir, mais elle ne me garantit pas forcément le succès. La victoire est à ma portée, mais je serais bien fou de la tenir pour acquise.

    Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la présence d’autres candidats, fussent-ils d’opposition, me rassurerait. Je connais mes mérites, ils éclateraient plus vivement aux yeux de tous si on pouvait les comparer à la médiocrité de mes rivaux. Hélas, les morts accidentelles du Docteur Ephraïm Bosé, prix Nobel de la paix, de Francesca Malto et de Bruno Gustin ont rendu impossible le grand débat d’idées auquel j’aspirais. La fameuse pluralité démocratique, réclamée à grands cris par Amnesty, n’est pas pour demain. J’en souffre davantage que quiconque.

    Je le dis tout net : même si je ne suis élu qu’avec 96% des voix, je considèrerai ce résultat comme une belle victoire. Évidemment, 98% rendraient ma légitimité encore plus indiscutable, mais si j’obtenais un score franchement mauvais, autour de 90% par exemple, cela risquerait de me mettre de mauvaise humeur et, quand je suis de mauvaise humeur, je peux devenir mauvais.

    On me rapporte des rumeurs selon lesquelles les électeurs envisageraient de boycotter les urnes. Je préfère refuser d’y croire, ce manque de civisme me décevrait douloureusement. Nous formons un grand peuple, dont le passé récent a prouvé qu’il savait prendre toutes ses responsabilités.

    Je demeure néanmoins convaincu que ceux qui ne participeront pas au scrutin seront de mon côté, qu’en toute bonne foi ils ne croiront pas nécessaire de le réaffirmer, tant leurs voix me sont acquises.

    Mais ce qui serait vraiment formidable, toutes ces considérations mises à part, ce qui me ferait un immense plaisir, au moment où l’on s’apprête à fêter mon soixante-dixième anniversaire, ce serait un petit 99% de derrière les fagots ! Le premier de ma carrière, si rares furent les élections ! 99% me rendraient follement heureux.

    Enfin, il ne faut pas que je rêve, ça risque de se retourner contre moi.

Roland Topor / Vaches noires