« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Railway to Delhi


 

 

 

De New Jalpaguri à Dehli, deux nuits pour 
escorter un jour torride et son défilé d’images. Depuis la 
lucarne du compartiment, l’espace de la vie indienne, 
à vue d’œil. Un effleurement, une submersion aussi : 
une rencontre soudain sans distance.

 

 

    À la sortie d’un aiguillage, l’aube très lentement, et le Gange traversé.

    Ciel laiteux. Un homme en dhori blanc, sur un cheval blanc, galope à l’horizon de la plaine. Un parapluie noir l’isole du soleil.

    Une corneille pique les flancs d’un bœuf impassible.

    Villages de chaumes et de tuiles.

    Des palmiers, des palmiers.

    Dans une rigoureuse solitude terrestre, un buffle contemple le vol d’un flamant rose.

    Un seul arbre, une seule ombre, et un seul homme.

    Là-bas l’Himalaya, visiosn perdue d’un piémont si vaste qu’il n’a jamais su s’il rendait hommage aux montagnes ou aux nuages.

    Gare de Sahibganji. Le thé versé en de minuscules terres cuites, les mêmes qui s’entassent par milliers sur les quais, prêtes à l’expédition dans des paniers tressés. Un musicien, chemise et pagne bleus, franchit le remblai. Il porte un tabla en bandoulière, ses cheveux sont mêlés de brindilles, on dirait une perruque de paille hérissée au-dessus du turban. Un petit mendiant fait tinter une assiette vide aux grilles des wagons.

    Par dizaines, les couples de buffles tirent tirent des araires de bois, imprimant au sol sa géométrie nourricière.

    Tous les vingt pas, des puits et leurs servants. Une jarre attachée à l’extrémité d’un long bambou est projetée sous terre, puis remontée par l’effet d’un contrepoids de pierre et de chiffons.

    Forêt de manguiers, les fruits mûrs se pendent comme des lampions.

    Une femme orange dans un hameau de terre. Un vacher allongé sur l’encolure d’un buffle, et le troupeau qui suit.

    Cactus à contre-ciel. Du béton délabré. Un charroi de briques. Entrée de Kahalgaon.

    Gange perdu dans l’amplitude sèche de ses rives.

    Un vieillard debout, barbe blanche, les pieds dans la boue.

    Aucune vue sans âme qui vive.

    À Bhagalpur, des femmes accroupies trient les éclats du ballast.

    Laboureurs de poussière.

    Un palais décati, mais de beaux restes blancs et gris, au-dessus du fleuve.

    Toits de tuiles rondes, et des cruches retournées aux pignons des faîtières.

    Des hérons déciment les marais, l’air de ne pas y toucher.

    À la fenêtre de chaque poste d’aiguillage, un homme brandit un fanion vert.

    Se présente une mare plus petite que le filet qu’un pêcheur lui jette.

    Au temple de Bariarpur, les allongés dorment sur un miroir.

    Réseau de sécheresse.

    À deux mètres du sol, un lit sur pilotis, avec ombrelle de chaumes.

    Les murs n’enclosent jamais vraiment.

    Jamalpur dans la fumée de vingt locomotives, et les cris à la sauvette des vendeurs ambulants.

    Ciel plombé d’attente.

    Midi à pic pour la seule ombre d’un arbre mort.

`    Un atoll sur l’océan aride, un cercle de palmiers et des enfants roulés aux mirages de l’eau.

    Les tentes rapiécées des Djats, ouvertes au moindre souffle. Juste une halte démunie qui joue le vent contre la fournaise.

    Araire basculé par-dessus le joug, un attelage sans guide dérive dans l’étendue, ivre de trop d’efforts aveuglés.

    Sur l’autre voie, un train stoppe à peine. Des paysans chargés d’énormes rouleaux de chaumes courent jeter leurs fardeaux sur les butoirs, entre les wagons, puis se mettent sur la paille. Certains trébuchent et voient le convoi filer, le nez au ras des cailloux. Relevés, ils prennent position pour le transport suivant.

    Chaque arbre est une oasis.

    Un unijambiste se déplace en s’aidant d’une longue perche, comme s’il était à la fois la barque et le passeur.

    Patna. Une halte écourtée en raison du retard, ou pour hâter le crépuscule.

    Palmiers sculptés comme des totems. ce qui s’enlève autour s’appelle aussi le cœur.

    Gange égaré dans ses habits de sable, à Koelwar, et les barques inclinées sur les dunes.

    Rolliers, perruches et tout petits guêpiers : notes bleues, jaunes et vertes des portées électriques.

    Bord de route, un feu pour fondre le goudron de trois barils. La pâte noire luit, enfer habituel, sans un cri, à Arrah.

    Un cimetière enclos, une seule croix exactement plein centre. Squelette statique alors qu’il y a tant de cendres qui migrent au vent de ce pays.

    Sept femmes droites dans des champs moissonnés. Immobiles, et pas le moindre geste en perspective.

    Furia ferroviaire, le train épuise sa réserve de vapeur et tangue contre le temps.

    Un énorme tronc d’arbre sectionné, dispersé. Vertèbres disjointes du diplodocus de Bihiya.

    Briqueteries avec des fours abandonnés, compacts comme des temples du feu.

    Deux cabris bagarreurs, près d’une noria qui doucement hausse la source.

    Ciel d’acier, tonnerre des pistons et des roues, vraiment chemin de fer.

    Des buffles à contre-jour traversent les rizières.

`    Dans Zamania désert, un homme déambule la tête prise entre deux pastèques.

    Glaneuses avec des voiles de divas pour angélus multicolore. Des bœufs blancs tournent à l’infini la ronde des moissons. La plaine s’obscurcit des envols de l’ivraie.

    Un patriarche presque nu lève une houe lentement, comme un sceptre. Un cavalier se détache des brumes du soleil, son cheval au galop secoue furieusement les clochettes qui lui battent l’encolure.

    Le disque blême glisse dans la doublure du ciel à Mughal Saraij, reste la lumière d’une syncope derrière les roseaux.

    Ce fut un crépuscule de craie avec fantômes sur les lointains. Puis la nuit descendit cautériser mes yeux.

 

 

 

19-20 mai 1980

André Velter / L’arbre-Seul
photo : André Velter Photographie Collioure, septembre 2011. Copyright Sophie Nauleau