« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le Fleuve


 

 

    C’était un jour en relevant la tête qu’il avait aperçu au-delà du fleuve, sur la rive opposée, quelque chose qui l’avait fasciné. Pourtant sur ce rivage où il vivait depuis toujours il connaissait aussi de bien belles choses : d’innombrables fleurs, fraîches et parfumées, des champs de graminées qui se courbaient doucement sous la brise où qui s’auréolaient au soleil couchant d’un halo de lumière rose, ou bien ces papillons avec lesquels il faisait la course ou ces insectes étonnants qu’il admirait couché sur la prairie, l’œil collé aux feuilles d’herbe où frémissait tout un peuple infinitésimal dans son admirable beauté. pourquoi un jour ordinaire, un jour comme tous les jours, releva-t-il la tête pour regarder au-delà du fleuve, là où ses yeux ne voyaient d’habitude rien d’autre que ces fleurs, ces graminées, ces papillons dont il avait ici l’entière suffisance ? Et voici que son regard découvrait soudain une ville entière qui flamboyait là-bas dans la couleur pourpre de l’aurore. des dômes d’or et des clochers d’argent s’élevaient dans l’azur, des palais immenses ornés de terrasses multicolores brillaient comme des roses, des arbres majestueux d’un vert profond, d’un vert encore inconnu, portaient des fleurs et des fruits innombrables qui ressemblaient à d’immenses gouttes de rosée, ces gouttes qu’il regardait avec une joie profonde lorsque le soleil irradiait les herbes de la berge après la pluie mais qui, là-bas, scintillaient et embaumaient tout à la fois; car, lorsque soufflait le vent du sud, il sentait monter jusqu’à lui des parfums capiteux qu’il n’avait jamais respirés. Les quelques rues qui entouraient ces somptueuses demeures avaient un air de fête : hommes et femmes, revêtus de riches habits, y marchaient calmement, comme si leur cœur, toujours en paix, ne pouvait concevoir la douleur. Il émanait de ce spectacle un tel bonheur qu’il ne pouvait en détacher son cœur; il s’endormit enfin les yeux ouverts, ne cessant de contempler la pureté de ces lumières qui lui faisaient face et qu’il ne pouvait comparer qu’à la voûte céleste, une nuit de plein été. Le lendemain il crut avoir rêvé, mais la ville était toujours là, plus belle, plus désirable encore à chaque instant; et lorsque en plein midi il la vit étinceler comme un grand lys, il crut entendre une musique céleste venue des dômes et des clochers, une musique qui l’appelait en lui tendant les bras.

    Alors, cessant  tous ces jeux qui, hier encore, lui apportaient tant de bonheur, il se mit à réfléchir sur la façon de traverser le fleuve. Il n’y avait pas de barque ni de pont et l’enfant vivait seul sur le rivage. C’est un jour, voyant un canard s’approcher de la rive, qu’il eut l’idée de l’imiter. Alors il se jeta à l’eau, confiant dans ces flots qu’il voyait ondoyer avec tendresse autour des herbes qui parfois s’y reposaient. Il en revint désespéré, suffocant, haletant, gavé d’eau fade, presque noyé. D’autres essais suivirent, moins terrifiants, qui l’enhardirent jusqu’au jour où, triomphant, il sut avancer sur le fleuve et lutter contre le courant. Le jour du départ fut un très grand jour. Jamais les dômes n’avaient tant resplendi, jamais les palais n’avaient tant brillé, jamais les fruits n’avaient tant distillé, dans la brise de l’aurore, un parfum aussi voluptueux. Il se mit à nager avec vigueur, il nagea longtemps, très longtemps, très longtemps; certes, le fleuve était large, mais qui l’aurait cru si grand ? Il lui semblait qu’un changement s’accomplissait en lui : ses bras avaient moins de force, son souffle était plus court et sa peau se ridait, sans doute au contact prolongé de l’eau. Mais peut-on méditer sur de tels détails lorsqu’on est au milieu d’un grand fleuve et que l’on risque d’y être surpris par la nuit ? Justement elle tombait. Oh, ce n’était encore qu’un tout petit début de crépuscule mais l’air avait déjà un teint de cendres et les eaux devenaient grises. Non seulement le soir venait mais les forces de l’enfant déclinaient : il en avait conscience, mais ce qu’il redoutait le plus — plus encore que la nuit — c’était de ne jamais atteindre ce paradis qui maintenant, il le savait, il le sentait, était si proche.

    Il employa alors tout ce qui lui restait d’énergie et toucha enfin à la berge. Voyait-il toujours les dômes scintillants, les fruits profus et les palais étincelants ? Entendait-il toujours le carillon si beau des cloches qui l’avaient appelé ici ? Le soir était tombé; il y avait devant ses yeux une sorte de brume qui gênait son regard. Il y avait dans ses oreilles une sorte d’ouate qui étouffait les sons. L’eau, et la fatigue pouvaient-ils expliquer cela ?  Il se hissa difficilement sur la berge où il resta un long moment, épuisé mais ravi. Voilà, c’était chose faite : il était dans ce merveilleux pays qu’il avait si ardemment convoité. Il allait enfin savourer ses fruits onctueux, respirer ses parfums capiteux, habiter ses palais merveilleux, connaître ses gens heureux et trouver, sans le moindre doute, le bonheur absolu.

    IL porta enfin son regard sur les arbres qui bordaient la rive; mais au lieu des frondaisons foisonnantes et parfumées qu’il y pensait trouver il ne vit que des branches nues, dépouillées, privées de toute vie. Il regarda plus loin, là où les dômes faisaient resplendir leur coupoles d’or et les clochers étinceler leurs campaniles d’argent : il ne vit que des ruines; les rues étaient désertes; tout était gris, immobile, figé, tout ce qu’il avait si longuement, si passionnément désiré n’existait plus. Quelle catastrophe avait donc surgi pendant qu’il traversait le fleuve ? Mais tout cela ne pouvait  pas se faire en quelques heures : avait-il nagé plus longtemps qu’il n’avait cru ? Il regarda avec étonnement ses mains ridées, ses grands pieds anguleux, son ventre fripé : était-ce lui cet être étrange auquel il ne savait donner de nom ?  Était-ce l’eau qui l’avait transformé ainsi ? Les efforts de la nage ?  Était-il, lui aussi, l’objet d’un sort inexplicable ? Il se sentait las tout à coup, las d’une lassitude qu’il n’avait jamais connue pas même aux temps les plus durs de la traversée, las et désespéré. Las et désemparé. Ne  pas comprendre comment ce terrible malheur avait pu arriver, à quoi il était dû, le plongeait dans une détresse profonde. Alors, assis contre le tronc de l’arbre mort, il ferma les yeux et commença à s’assoupir. Mais juste avant de les fermer il eut le temps de voir, au-delà du fleuve immuable en sa sérénité, la berge qu’il avait quittée, où maintenant resplendissaient les dômes d’or et les clochers d’argent, où maintenant brillaient les grands palais semblables aux roses, où les arbres, chargés de leurs fruits capiteux, exhalaient des parfums célestes dont une bouffée lui parvint juste avant qu’il ne ferme les yeux.

Françoise Bocquentin / in Le Matricule des Anges - N° 22 (janvier-mars 1998)